Comment contrôler et limiter l'usage des drogues fortes sans recourir au droit pénal

Je crois nécessaire de contrôler et de limiter l'usage des drogues fortes, mais à l'encontre de mes collègues je ne crois pas que le meilleur moyen d'y parvenir soit l'application de mesures pénales aux usagers. Je ne pense pas que leur infliger un casier judiciaire pour la vie les incite à rompre leur habitude ni ne détourne les autres de la même voie. Le moment me semble venu d'adopter une attitude plus humaine, plus réaliste et en fin de compte peut-être plus pratique à l'égard des usagers des drogues fortes, notamment des opiacés. Il faudrait remplacer les interdictions du droit pénal et autres mesures du genre par des contrôles d'une autre nature, inspirés d'une conception moins vindicative.

Tout d'abord, on devrait cesser de considérer comme délit la simple possession d'opiacés et d'hallucinogènes forts. Il ne devrait exister de délit de possession ou d'usage pour aucune drogue. Cela ne signifie pas que les drogues fortes devraient être soustraites à tout contrôle; ce qu'il faut, c'est remplacer le régime actuel par des contrôles plus efficaces et plus humains.

Si l'on abolissait le délit de possession, comment l'État pourrait-il contrôler l'usage des drogues fortes? Il disposerait, selon moi, de cinq moyens :

Premièrement, il pourrait contingenter l'importation, la fabrication et la mise en marché des médicaments dont l'abus a créé un climat qui favorise l'usage des psychotropes en général.

Deuxièmement, il pourrait contrôler l'importation, la fabrication et la distribution des stupéfiants opiacés et des hallucinogènes forts, et prendre des précautions contre le détournement des médicaments fabriqués licitement vers le marché clandestin.

Je reviendrai sur ces deux points.

Troisièmement, il pourrait confisquer les stupéfiants et hallucinogènes forts trouvés en la possession de personnes arrêtées pour des motifs autres que la possession de drogue, ainsi que les fortes quantités de médicaments dont la possession ne peut être motivée (par une ordonnance, par exemple). Cela ne comporterait ni perquisition, ni fouille, ni arrestation sans mandat, ni poursuites contre des usagers. Néanmoins, tout comme un automobiliste peut être appelé, pour divers motifs, à produire l'immatriculation de son véhicule et son permis de conduire, et même être tenu de démontrer qu'il est en état de conduire, les personnes trouvées en possession de fortes quantités de substances nocives devraient être tenues de produire une ordonnance médicale ou une autre preuve d'un besoin reconnu et licite. La possession de ces substances sans autorisation, c'est-à-dire le fait qu'elles n'auraient pu être obtenues qu'illicitement, justifierait leur confiscation.

Quatrièmement, il pourrait avoir recours à l'information et à l'enseignement, qui sont les meilleurs moyens d'inculquer de bonnes habitudes et de saines attitudes. Des campagnes de publicité bien conçues, réalistes et convaincantes aideraient les citoyens à porter un jugement éclairé et intelligent sur l'usage des drogues. Au Canada et aux États-Unis, les usagers eux-mêmes ont réussi en diffusant des slogans, à détourner bien des gens de l'usage des amphétamines par voie intraveineuse. En Suède, les dangers de ces substances ont fait l'objet d'une publicité fort efficace, au moyen de panneaux le long des routes. L'abus des barbituriques et des tranquillisants pourrait faire l'objet des mêmes mesures, de même que les souffrances de l’assuétude et l'avenir sombre qui attend l'héroïnomane.

Cinquièmement, il pourrait régir et contrôler la vente des stupéfiants. Comme les stupéfiants opiacés produisent souvent la dépendance, on ne peut continuer de les interdire aussi rigoureusement qu'on l'a fait jusqu'ici. Il faudrait établir des dispensaires provinciaux ou régionaux où l'on administrerait de l'opium, de l'héroïne, du démérol, de la méthadone et d'autres dérivés synthétiques à des acheteurs autorisé à un prix modique. Un toxicomane qui consentirait à faire analyser et reconnaître son état de dépendance et à se soumettre au contrôle (analyse d'urine ou dépistage de piqûres sur l'épiderme) serait autorisé à recevoir la drogue à laquelle il serait asservi, ou une autre, peut-être moins nocive. S'il avait de bonnes chances de se libérer de la dépendance, le personnel du dispensaire tenterait de le convaincre de le faire en lui proposant un sevrage graduel par réduction calculée de la dose ou par l'utilisation d'un succédané qu'il tenterait ensuite d'abandonner peu à peu ou encore au moyen d'une thérapeutique individuelle ou collective. On pourrait également lui proposer d'échanger sa drogue préférée contre une autre, pourvu que la substitution soit profitable à la société et à l'usager. Toutefois, le dispensaire ne devrait disposer d'aucun pouvoir de coercition.

Le sujet serait tenu de prendre sa drogue au dispensaire pendant trois ou quatre mois au moins pour empêcher le trafic, mais on ne l'y obligerait pas à la prendre par voie orale plutôt qu'intraveineuse, car s'il s'en sentait incapable, il pourrait être tenté de retourner au marché clandestin.

Le personnel du dispensaire devrait être composé de psychiatres et d'autres membres de la profession médicale et, en outre, de jeunes, d'anciens toxicomanes, de psychologues et d'assistants sociaux qui feraient des recherches sur l'évolution de la dépendance chez le sujet. Ces recherches permettraient aux psychiatres, aux psychologues et aux ex-toxicomanes du personnel de proposer une cure qui aurait des chances d'atteindre la racine de la dépendance.

En proposant de dispenser la drogue à un prix modique, je ne vise pas à la rendre plus facile à obtenir, mais plutôt à abolir la discrimination à l'égard des personnes défavorisées et à réduire l'attrait du marché illicite. On peut invoquer quatre arguments principaux pour contrôler l'offre de tous les opiacés :

  1. l'interaction de deux facteurs : la propriété d'engendrer la dépendance caractéristique de ces drogues, qui pousse la victime à les rechercher à tout prix, et l'absence d'approvisionnements licites, qui explique de nombreux délits et la conduite antisociale des usagers. De plus, la mauvaise santé de nombreux héroïnomanes tient plus souvent à la vie déréglée qu'ils doivent mener pour satisfaire leur habitude qu'à la drogue elle-même.
    Le nombre des délits qu'on commet pour se procurer de la drogue diminuerait considérablement s'il existait une source licite d'approvisionnement
    . Je ne crois pas que tous les toxicomanes accepteraient de se plier aux conditions des dispensaires pour obtenir leur drogue, mais selon les observateurs sérieux, plus de 60p.100 accepteraient ce régime et en respecteraient les contraintes.
  2. Les marchés illicites perdraient les deux tiers de leur clientèle avec les conséquences salutaires qu'on imagine.
  3. Les qualités quasi mystiques et les vertus exagérées que les usagers prêtent aux opiacés prendraient des couleurs plus réalistes dans un régime de distribution licite et contrôlée, et ces drogues perdraient une bonne part de l'exotisme qui en fait l'attrait.
  4. S'il est vrai, comme le prétendent certains observateurs, que celui qui prend de l'héroïne fait souvent du prosélytisme auprès de ses amis pour des motifs psychologiques et financiers (leur vendre de la drogue pour pouvoir s'en payer, notamment), le risque de cette «contagion» diminuerait beaucoup, s'il existait des approvisionnements licites.

Ces dispensaires devraient faire l'objet d'une surveillance et d'une appréciation constantes pendant leurs trois premières années d'exploitation au moins. À cette fin, une commission ou un bureau spécial devrait être chargé d'étudier notamment :

  1. le nombre et les particularités de ceux qui se donnent pour toxicomanes;
  2. les frais d'exploitation de ces dispensaires comparativement aux frais de surveillance, d'arrestation, de poursuite et d'emprisonnement des toxicomanes dans un régime où ils doivent mener une existence anormale et délinquante;
  3. les fluctuations annuelles parmi les clients du dispensaire;
  4. la fréquence et la constance des relations avec le marché illicite chez les habitués du dispensaire.