Une illusion : Le traitement obligatoire

Mes collègues proposent que les personnes arrêtées pour simple possession de stupéfiants et dont on aura prouvé la dépendance soient soumises à des traitements suivis et ils invoquent la procédure pénale comme justification et point de départ de leur intervention. Les mesures qu'ils proposent constituent une amélioration par rapport à la situation actuelle; elles s'inspirent de sentiments plus humains que ne supposent l'arrestation et la détention ou la cure obligatoire d'entretien à la méthadone.

Cependant, les moyens envisagés et les principes sur lesquels ils reposent sont, à mon avis, inconciliables avec les objectifs visés.

Ce que mes collègues souhaitent, c'est que le toxicomane soit amené à renoncer à la dépendance, ou à en changer l'objet. Il faut se rappeler, cependant, que les facteurs de dépendance sont de deux ordres : physiques et psychiques.

Il n'y aurait que deux façons d'enrayer les premiers : au moyen d'un médicament ou d'une substance qui neutraliserait les effets du stupéfiant, notamment de l'héroïne. Cette substance, appelée antagoniste, serait une arme de plus dans l'arsenal de la chimiothérapie. L'autre façon serait une cure de substitution, ordinairement à la méthadone, mais à vrai dire, la substitution d'une drogue à une autre n'est pas un traitement.

Les facteurs psychiques de la dépendance ne posent pas moins de problèmes et varient beaucoup selon les individus.

Il est illusoire, à mon avis, de s'attendre à neutraliser tous ces facteurs sans la collaboration entière du malade. Les thérapeutes des établissements pénitentiaires le savent bien. Les meilleures cures individuelles et collectives ont échoué jusqu'ici à cause de leur cadre nécessairement autoritaire et de l'absence de choix pour le malade. La détention obligatoire à des fins de rééducation et peut-être de traitement que proposent mes collègues suppose l'arrestation du sujet et son emprisonnement ultérieur, évidemment, s'il n'accepte aucune des cures qui lui sont offertes pendant sa détention. L'arrestation et la menace d'incarcération sont considérées comme de l'intimidation par les toxicomanes, ce qui n'est guère de nature à les faire vraiment changer d'attitude. Et c'est précisément un changement d'attitude que mes collègues espèrent obtenir pour en tirer un changement d'habitudes et soustraire le sujet à son impérieux besoin physique et psychique de drogue.

L'idée même de cure obligatoire me semble donc comporter une contradiction dans les termes. De plus, les résultats obtenus avec les cures les plus réputées ne sont guère impressionnants. Ainsi, selon la dernière évaluation de la cure Corona (California Rehabilitation Center), à peine 20p.100 des malades détenus qui obtiennent le statut d'externes sous surveillance s'abstiennent de drogue pendant trois ans. On peut se demander si ce succès justifie la mise sur pied d'un appareil aussi complexe ou la coercition à laquelle it faut soumettre des milliers de toxicomanes pour l’obtenir, sans parler des désavantages sociaux, moraux et financiers.

Les internats thérapeutiques semblent mieux réussir en matière d'abstinence, mais leurs possibilités sont restreintes et ils n'attirent qu'un faible pourcentage des toxicomanes, surtout parce que la plupart imposent l'abstinence complète dès l'entrée. De plus, un bon nombre n'acceptent que ceux qui s'y présentent de leur plein gré.

La cure d'entretien à la méthadone (ce qui est une fausse appellation puisque la méthadone est un stupéfiant au moins aussi susceptible d'engendrer la dépendance que l'héroïne) peut empêcher un toxicomane d'augmenter sa dose d'autres drogues s'il est soumis à une surveillance suffisante. Certains délinquants en libération conditionnelle ou en probation qui suivent cette cure semblent capables de travailler et de vivre de façon normale. Mais il faut reconnaitre que la méthadone n'est qu'une drogue d'État (celle qu'il tolère et même fournit) dont le principal avantage, semble-t-il, est de permettre à certains toxicomanes de vivre normalement et de tenir un emploi. Mais l'État a-t-il le droit d'imposer une drogue propre à produire la dépendance en remplacement d’ une autre, surtout lorsqu'on sait que ce succédané fait l'objet d'un commerce et d'un usage illicites?

Nous devons examiner sans faux-fuyants ni préjugés les objectifs de la thérapeutique des habitudes des opiacés. Pourquoi les soignons-nous? Que recherchons-nous et pour quels motifs? Voulons-nous en faire des abstinents, transférer leur dépendance d'une substance à une autre, ou la reporter sur quelque chose de tout à fait différent? De quel droit l'État peut-il ordonner la substitution d'une dépendance à une autre? Bref, qu'entendons-nous par «traitement »?

Le principe même du traitement obligatoire est très contestable. L'ingérence de l'État dans la vie privée des citoyens sous prétexte de protéger leur santé soulève de graves problèmes moraux et socio-politiques. Il doit sûrement y avoir des limites à cette ingérence, sans quoi nous risquons de voir l'État s'abandonner à un moralisme légaliste aussi nocif et odieux que celui auquel se sont prêtés l'Église et les corporations professionnelles à certaines époques.