Une lettre aux électeurs en date du 23 septembre 1885

Compagnons,

Vous demandez à un homme de bonne volonté, qui n'est ni votant ni candidat, de vous exposer quelles sont ses idées sur l'exercice du droit de suffrage. Le délai que vous m'accordez est bien court, mais ayant, au sujet électoral, des convictions bien nettes, ce que j'ai à vous dire peut se formuler en quelques mots.

Voter, c'est abdiquer; nommer un ou plusieurs maîtres pour une période courte ou longue, c'est renoncer à sa propre souveraineté. Qu'il devienne monarque absolu, prince constituionnel ou simplement mandataire muni d'une petite part de royauté, le candidat que vous portez au trône ou au fauteuil sera votre supérieur. Vous nommez des hommes qui sont au-dessus des lois, puisqu'ils se chargent de les rédiger et que leur mission est de vous faire obéir.

Voter, c'est être dupe; c'est croire que des hommes comme vous acquerront soudain, au tintement d'une sonnette, la vertu de tout savoir et de tout comprendre. Vos mandataires ayant à légiférer sur toutes choses, des allumettes aux vaiseaux de guerre, de l'achenillage des arbres à l'extermination des peuplades rouges ou noires, il vous semble que leur intelligence grandisse en raison même de l'immensité de la tâche. L'histoire vous enseigne que le contraire a lieu. Le pouvoir a toujours affolé, le parlotage a toujours abêti. Dans les assemblées souveraines, la médicrité prévaut fatalement.

Voter, c'est évoquer la trahison. Sans doute, les votants croient à l'honnêté de ceux auxquels ils accordent leurs suffrages - et peut-être ont-ils raison le premier jour, quand les candidats sont encore dans la ferveur du premier amour. Mais chaque jour a son lendemain. Dès que que le milieu change, l'homme change avec lui. Aujourd'hui, le candidat s'incline devant vous, et peut-être trop bas; demain, il se redressera et peut-être trop haut. Il mendiait les votes, il vous donnera des ordres. L'ouvrier, devenu contremaître, peut-il rester ce qu'il était avant d'avoir obtenu la faveur du patron? Le fougueux démocrate n'apprend-il pas à courber l'échine quand le banquier daigne l'inviter à son bureau, quand les valets des rois lui font l'honneur de l'entretenir dans les antichambres ? L'atmosphère de ces corps législatifs est malsaine à respirer, vous envoyer vos mandataires dans un milieu de corruption; ne vous étonnez pas s'ils en sortent corrompus.

N'abdiquer donc pas, ne remettez donc pas vos destinées à des hommes forcément incapables et à des traîtes futurs. Ne votez pas! Au lieu de confier vos intérêts à d'autres, défendez-les vous-mêmes; au lieu de prendre des avocats pour proposer un mode d'action futur, agissez! Les occasions ne manquent pas aux hommes de bon vouloir. Rejeter sur les autres la responsabilité de sa conduite, c'est manquer de vaillance.

Je vous salue de tout cœur, compagnons.

– Élisée Reclus (1830-1905), lettre adressée à Jean Grave

Élisée est né d'une famille protestante (son père était pasteur). Il a d'abord suivi des études de théologie qu'il délaisse ensuite pour une formation de géographe. C'est elle qui lui donnera le goût des voyages et des langues étrangères. Son hostilité publique au coup d'État de 1851 le conduit à l'exil. Il part une première fois en Angleterre puis aux États-Unis ouuuuuu il découvre la condition des esclaves, ce qui contribue à nourrir ses idées politiques. Très actif lors de la Commune de Paris, il est arrêté et condamné à la déportation mais de nombreux soutiens issus de la communauté scientifique parviennent à faire commuer sa peine en dix ans de bannissement. Ami de Bakounine et Kropotkine, il a participé à plusieurs journaux de tendance anarchiste parallèlement à ses travaux géographiques. Dans cette lettre, Reclus s'en prend au vote qu'il assimile à une abdication.

Voter, c'est se choisir un maître.
C'est permettre à certains hommes de se sentir au-dessus des lois puisque ce sont les élus qui les font.
C'est succomber à l'illusion d'une omniscience des politiciens.
Enfin, c'est oublier que les promesses électorale n'engagent que ceux qui les écoutent.

– Calrens, Vau, le 26 septembre 1885