Prendrez-vous un peu de beurre de chanvre ?
Le Devoir, le mercredi 22 septembre 2004
Par Denis Lord
Après 60 ans d'interdiction au Canada, le chanvre - alias cannabis sativa - redevenait à nouveau légal au Canada en 1998, dans une version expurgée du tétrahydrocannabinol (THC), son élément psychotrope. Six ans plus tard, la repousse de cette plante aux vertus unanimement reconnues - du point de vue alimentaire, notamment - a-t-elle produit les résultats escomptés?
Qui aurait cru voir ça un jour? Depuis quelques années, les produits dérivés du chanvre se multiplient sur les tablettes des supermarchés et des magasins d'alimentation naturelle: bière, beurre, céréales, croustilles, barres tendres, crème glacée, le chanvre (hemp en anglais) se décline à toutes les sauces. Et n'oublions pas la fameuse vinaigrette Hempola Not-so-Traditional Caesar Dressing! L'ingrédient clé de tous ces mets? La graine du chanvre, appelée chènevis.
Lucie E. Létourneau est présidente de Canolio, une entreprise montréalaise qui, depuis 2001, transforme et distribue des produits du chanvre pour les soins corporels mais aussi l'alimentation: café, huile, graines décortiquées. Elle est également l'auteur de Le Chanvre dans votre assiette, publié chez Lanctôt en 2003. Mme Létourneau explique la source de la popularité du chanvre: «Les graines de chanvre contiennent des acides gras essentiels (AGE), les Oméga-3, 6 et 9, qui possèdent des propriétés anti-inflammatoires et jouent un rôle protecteur contre les maladies cardiovasculaires. L'huile de chanvre est la seule huile végétale ayant un ratio de 1:3 d'Oméga-6 et d'Oméga-3, le meilleur pour l'absorption par le corps humain.»
Selon Santé Canada, le chanvre est l'une des deux seules plantes à contenir à la fois des AGE et des acides gamma-linoléiques (AGL), qui réduisent le taux de cholestérol, contribuent à corriger la dyslexie et l'hyperactivité et servent d'antidépresseur. Les graines de chanvre occupent la deuxième place, après le soja, pour la teneur en protéines de haute valeur biologique, tout en étant plus faciles à digérer.
Une plante d'exception
La demande pour les produits du chanvre va en s'accroissant. Les ventes de Canolio ont augmenté de 438 % depuis 2002. Entre 15 et 20 % de ses produits sont distribués aux États-Unis, où la vente et la distribution sont autorisées mais non la culture, ce qui représente une opportunité pour les producteurs canadiens. Une compagnie américaine comme Nature's Path, qui fabrique les céréales Hemp Plus Granola, s'approvisionne essentiellement au Manitoba.
Cultivé depuis plus de 4500 ans, le chanvre est une plante étonnamment robuste et adaptée à notre climat, exigeant peu d'intrants, d'insecticides et d'irrigation. Si le chènevis prédomine en alimentation et dans les cosmétiques, où il connaît une grande vogue, les parties fibreuses de la plante sont utilisées depuis longtemps dans l'industrie du papier, du textile, de la construction et de l'automobile. Les 24 cultivars approuvés par Santé Canada en 2003, surtout pour leur faible teneur en THC, atteignent une hauteur de 6 à 15 pieds.
THC: à elles seules, ces trois petites lettres causent tout un émoi dans le monde des chanvrières. Il est significatif que ce soit Santé Canada plutôt que le ministère de l'Agriculture qui régisse ce domaine si particulier. En effet, à l'oeil nu, rien ne sépare le bon grain de l'ivraie. Pour ne pas servir de refuge aux trafiquants, l'industrie du chanvre est donc hyper contrôlée, réglementée. Il est interdit aux cultivateurs d'utiliser les graines provenant de leur propre moisson à moins de posséder un permis à cette fin. Des permis, il en faut d'ailleurs beaucoup: pour cultiver, transformer, distribuer, importer ou exporter. L'encadrement pèse lourd sur les agriculteurs.
Tolérance zéro
Jacques Côté est propriétaire d'Aliments Trigone à Saint-François de Montmagny, une entreprise qui cultive et transforme les graines de chanvre. «Santé Canada nous oblige à positionner notre champ par GPS à nos frais, ce qui coûte 400 $. Nous devons aussi engager un agronome qui prélèvera un échantillon de notre récolte et l'enverra à un laboratoire certifié pour vérifier le pourcentage de THC. C'est environ 250 $ de plus.» Autre contrainte pour les agriculteurs: l'obligation, à moins qu'on ne fasse de la recherche, de cultiver un minimum de 10 acres. «C'est beaucoup trop pour quelqu'un commençant une nouvelle culture, affirme M. Côté. Ce règlement est conçu en fonction de l'Ouest canadien où les fermes sont plus grosses.» Si la proximité du marché américain s'avère alléchante, on n'y entre pas sans montrer patte blanche. Alors qu'au Canada le taux de THC permis est de 10 parties par million, il est de 0,000 chez nos voisins du sud.
Il est aussi vrai que le chanvre serait davantage cultivé si l'on pouvait vraiment tirer parti à la fois de la graine et des fibres. Mais dans ce dernier cas, il faudrait développer des technologies adéquates. Le gouvernement et le privé s'impliquent peu, la recherche et le développement reposant sur les producteurs. Autre problème, le chanvre n'est pas couvert par l'assurance récolte ou l'assurance stabilisation. M. Côté est d'avis que l'UPA devrait travailler en ce sens.
L'avenir
La réimplantation du chanvre étant récente, Santé Canada possède peu de statistiques dans ce dossier. L'année suivant sa légalisation en 1998, la culture du chanvre a connu un boom impressionnant, passant de 2400 à 14 000 hectares de superficie de production autorisée. Mais en 2001, le nombre d'hectares chutait radicalement à 1356. Il serait aujourd'hui de 8000 acres. Vingt-quatre compagnies possèdent actuellement un permis de production de semence, 122 en ayant un autre pour cultiver.
«C'est difficile pour tous mais, en même temps, ça va bien, affirme Lucie E. Létourneau, de Canolio. C'est évident que si le pot était légalisé - je ne me prononce pas sur cette question - le gouvernement serait moins contraignant. Il y a un gros travail d'éducation à faire tant auprès de la clientèle, de l'industrie que du gouvernement, qui offre peu de soutien. Comme l'historique est bref, qu'on manque d'antécédents sur lesquels baser une étude de marché, les subventions sont très rares. Mais les ventes vont toujours augmenter. Il y a 50 ans, on disait à ceux qui voulaient cultiver le maïs-grain qu'ils perdaient leur temps. Aujourd'hui, cette plante occupe la plus grande superficie agricole du Canada. Ça prend la foi.»
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