Projet de loi C-32 : La sécurité routière sacrifiée au profit de la lutte contre la drogue
Le Devoir, 5 juin 2007.
Par Line Beauchesne et Bastien Quirion, professeurs au département de criminologie de l'Université d'Ottawa.
Les accidents de la route représentent une des plus importantes causes de mortalité au pays, en particulier chez les jeunes adultes. Il s'agit d'un problème sérieux auquel on doit répondre par des actions efficaces et réfléchies. Au nombre des stratégies mises en place pour assurer une meilleure sécurité routière, on songe évidemment aux campagnes de sensibilisation concernant la vitesse au volant et la conduite avec facultés affaiblies.
Tout en reconnaissant l'importance de mettre en place des stratégies visant à assurer une meilleure sécurité sur les routes et à décourager les conducteurs de prendre le volant lorsque leurs facultés sont amoindries, nous déplorons les mesures proposées par le gouvernement fédéral dans le cadre du projet de loi C-32. À notre avis, ces nouvelles mesures s'avéreront inefficaces en matière de prévention des accidents, en plus de générer des préjudices sérieux pour certains groupes au sein de la population canadienne.
Tout initiative législative ayant pour cible la conduite avec facultés affaiblies devrait en effet se donner pour objectif principal celui de rendre les routes plus sécuritaires. À cet égard, nous nous rallions à l'opinion des principaux organismes qui se font entendre au sujet de la conduite avec facultés affaiblies : c'est au gouvernement que revient la responsabilité de protéger le public en légiférant en la matière.
Malheureusement, les nouvelles mesures proposées dans C-32, en plus d'être difficilement applicables, ne visent en fait qu'à mieux exercer la répression auprès du groupe particulier constitué par les jeunes consommateurs de drogues illicites, en particulier de cannabis. Plutôt que de répondre à des impératifs d'amélioration du bilan routier, ces mesures représentent en fait une façon détournée de mener la guerre contre la drogue sur un autre front.
Ce projet de loi, qui est présentement débattu à Ottawa devant le Comité permanent de la justice, comporte de nombreuses modifications aux règles présentement en vigueur en matière de poursuite au criminel des personnes accusées de conduite avec facultés affaiblies.
Au nombre des modifications proposées, signalons des nouvelles normes visant à restreindre les éléments de preuves pouvant être déposées en cour par les accusés en matière d'alcool, ainsi que l'utilisation de nouvelles techniques de détection de drogues dans l'organisme. Si le projet de loi est adopté dans sa version actuelle, les policiers pourront exiger de certains conducteurs qu'ils effectuent un test de fluide corporel (sang, urine, salive) afin de détecter d'éventuelles traces de drogues. Ces résultats seraient dès lors utilisés comme preuve devant les tribunaux, et un refus d'obtempérer à ces tests constituerait en soi une infraction.
Dans sa version actuelle, le projet de loi nous apparaît problématique à plusieurs égards.
Il existe d'autres facteurs pouvant perturber la faculté de conduire
Premièrement, les nouvelles mesures proposées présentent le problème de la conduite avec facultés affaiblies comme étant lié exclusivement à la consommation de drogues illicites et d'alcool. Aucune mesure n'est mise en place afin de lutter efficacement contre les individus qui prennent le volant sous l'effet de médicaments ou sous l'effet d'une fatigue extrême. En termes de sécurité routière, ces individus représentent un danger au même titre que les conducteurs qui auraient consommé certains produits psychotropes. Or, le contenu du projet de loi C-32 ne répond en rien à ce souci de cerner de façon globale le problème de la conduite avec facultés affaiblies.
Des outils de détection peu fiables
En matière de détection des traces de drogues dans l'organisme, les nouvelles mesures prévues dans le projet de loi nous apparaissent difficilement applicables sur le plan technique. Les instruments de détection actuellement disponibles ne sont pas suffisamment fiables pour assurer une application juste et équitable de la loi.
Les experts dans le champ de la pharmacologie sont unanimes: les techniques aujourd'hui disponibles ne permettent pas d'établir si le conducteur était sous l'influence de la drogue au moment où il était aux commandes de son véhicule. Contrairement à l'alcool, les traces de la plupart des autres drogues ne permettent pas de conclure qu'au moment où il a été appréhendé, l'individu était sous l'influence du produit. C'est particulièrement vrai en ce qui concerne le cannabis, dont les traces peuvent demeurer dans l'organisme plusieurs semaines après la consommation.
Étant donné l'importance des sanctions qui seraient associées à ce type d'infraction, nous craignons que certains citoyens ne soient injustement accusés de conduite dangereuse à cause d'un manque de fiabilité des instruments à la disposition des policiers. Ce qui serait dès lors sanctionné, c'est moins la conduite en état d'intoxication que le fait d'avoir consommé des drogues illicites.
Protection de la vie privée et discrimination
Nous déplorons aussi le fait que les nouvelles mesures proposées octroieraient aux forces policières un pouvoir discrétionnaire accru. Les amendements proposés auraient pour effet d'obliger le conducteur d'un véhicule à se prêter à un test de détection sanguine, le tout justifié par une simple présomption de facultés affaiblies.
Il est de notre avis que ces mesures représentent une entorse grave à la protection de la vie privée et du droit à l'inviolabilité de la personne. Ces mesures pourraient aussi conduire à des pratiques discriminatoires à l'égard de certains groupes de la population qui seraient jugés plus susceptibles de consommer des drogues (en l'occurrence, les jeunes adultes). Ces pratiques discriminatoires seraient d'autant plus probables, que certaines drogues seulement seraient détectables par ces nouveaux outils.
Le droit pénal en dernier recours
Finalement, nous déplorons le fait que le recours aux lois criminelles soit considéré comme la réponse privilégiée pour contrer un problème qui relève davantage de la prévention et des politiques de santé publique. La conduite avec facultés affaiblies étant causée par différents facteurs, il est nécessaire d'y répondre par des stratégies adaptées à ces sources multiples.
Nous sommes d'avis qu'il existe des stratégies non pénales moins coûteuses et probablement tout aussi efficaces qui permettraient de passer le message que la conduite avec facultés affaiblies est socialement inacceptable. Mentionnons par exemple les mesures pouvant être prises au niveau provincial pour sanctionner les conduites jugées dangereuses, tel que le recours à des amendes ou à la suspension du permis de conduire.
Des mesures plus souvent appliquées parce que moins complexes préviendraient davantage la conduite avec facultés affaiblies que des mesures complexes et coûteuses comme le sont celles prévues dans C-32. L'intervention pénale devrait constituer une action de dernier recours visant à récupérer les échecs des stratégies préventives, plutôt que de s'instaurer à titre de stratégie d'intervention prioritaire.
C'est donc pour ces raisons que nous dénonçons le projet de loi tel que proposé, d'autant plus que cette stratégie représente un autre exemple de la position actuelle du gouvernement fédéral qui consiste à brandir le droit pénal comme solution privilégiée pour répondre à des problèmes sociaux qui devraient relever davantage de la prévention.
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