Connaître et mesurer l'opinion publique : utilité et limites des sondages

Le sondage produirait l'opinion plus qu'il ne la mesurerait

On associe l'idée d'objectivité dans une enquête, étude d'opinion au fait de poser la question dans les termes les plus neutres afin de donner toutes les chances à toutes les réponses. En réalité, l'enquête d'opinion serait sans doute plus proche de ce qui se passe dans la réalité si, transgressant complètement les règles de l'«objectivité», on donnait aux gens les moyens de se situer comme ils se situent réellement dans la pratique réelle, c'est-à-dire par rapport à des opinions déjà formulées.

Il s'agirait d'apprendre aux jeunes générations à « questionner » les questions,
interroger les résultats, interpréter les données d'opinion
et s'informer sur leurs conditions de production.

Avertissement : Article "long" et sans images !

Connaître et mesurer l'opinion publique : utilité et limites des sondages

Publié le 29/04/2019 (Toujours d'actualité en 2025 ! Zappiste)

Auteur(s) - Autrice(s) : Hugo Touzet

L'opinion publique a pris diverses formes au cours de l'histoire et les gouvernants ont cherché, bien avant l'apparition des sondages, à la connaître, à l'orienter ou à la contrôler. C'est avec le développement des techniques de sondage que l'opinion publique et sa mesure s'imposent véritablement comme une forme de connaissance du monde social et un instrument indispensable à l'exercice des démocraties.

Au fur et à mesure que l'outil se perfectionne, ses limites sont mises au jour.

Le sondage produirait l'opinion plus qu'il ne la mesurerait.

Malgré ces critiques, les sondages occupent désormais une place centrale dans la sphère sociale et le jeu politique, d'où l'importance de connaître les conditions de production des données d'opinion et les mutations de ce secteur, afin de mieux en apprécier les résultats.

Connaître et mesurer l'opinion publique : utilité et limites des sondages

Sommaire
Genèse de l'opinion publique
L'apparition des sondages
Le feu de la critique
Les sondages en France

Hugo Touzet est doctorant en sociologie au Gemass (Groupe d'Etude des Méthodes de l'Analyse Sociologique de la Sorbonne), Sorbonne Université.

Introduction

Lorsque l'on s'intéresse à l'opinion publique, on se heurte immédiatement à un paradoxe.

En premier lieu, il apparaît que cet objet est devenu incontournable. On se réfère à l'opinion publique pour promouvoir des biens commerciaux ou des services marchands, défendre des idées ou, au contraire, combattre ses adversaires politiques. L'opinion publique est en ce sens à la fois un moyen d'accéder à une forme de connaissance du monde social (« Que pensent les Français de tel ou tel sujet ? ») et un puissant outil argumentatif (« La majorité de la population recommande mon produit ou est d'accord avec tel point de mon programme. »). Cependant, à regarder certains travaux sociologiques, au premier rang desquels, ceux de Pierre Bourdieu, il semble que « l'opinion publique n'existe pas » (Bourdieu, 1973). Étrange réalité donc, que celle qui permet à un objet dont l'existence même est contestée, d'acquérir une place si centrale dans la sphère sociale.

Pour tenter de comprendre cette contradiction, il nous faut définir plus précisément ce que l'on entend par « opinion publique ». Comme pour toute notion sociologique, il conviendra pour cela de l'historiciser, c'est-à-dire de l'inscrire dans les contextes socio-historiques qui l'ont vu émerger et se développer. Cette approche nous permettra ainsi de mieux en cerner les contours et d'évoquer de manière plus intelligible les critiques qui lui sont adressées.

A travers cet article, nous défendrons l'idée que l'étude de l'opinion publique ne peut être dissociée d'une analyse des processus par lesquels cette opinion est mesurée, quantifiée ou, autrement dit, construite.

Genèse de l'opinion publique

Le rôle de la réputation au Moyen-Âge
C'est au Moyen-Âge qu'apparaît la notion « d'opinion publique ». Ce que l'on appelait alors la fama communis ou publica (« voix et commune renommée du pays »), va prendre une place importante dans le déroulement des procès au cours des XIIe et XIIIe siècles (Théry, 2003). Cette « opinion publique » se rapproche alors de la rumeur. Lors d'une affaire de justice, celle-ci pouvait être convoquée, à charge ou à décharge, au même titre que des éléments matériels de preuve. Si l'enquête concluait que cette fama était établie, c'est-à-dire que le caractère répandu et bien connu par la population alentour des faits reprochés était avéré, alors il en était tenu compte dans la procédure. En ce sens, il s'agissait d'une sorte de réputation, qui était attachée à une personne et pouvait conduire, même lorsque le procès n'allait pas à son terme, à une sanction sociale. Si l'on est loin des définitions contemporaines de l'opinion publique, on remarque que se trouve déjà en germes la dimension de validation et de contrôle social.

L'opinion publique confisquée par une minorité
La notion va se transformer et se préciser au cours du temps, pour endosser, au XVIIIe siècle, un sens plus restreint et plus élitiste (Champagne, 1990). L'opinion publique devient celle des parlementaires, qui délibèrent publiquement, par opposition au roi qui conduit sa politique dans l'opacité. D'une opinion « commune », partagée de tous, l'opinion publique est dorénavant l'apanage d'un petit nombre, doté de qualités sociales spécifiques (capitaux économique, social et culturel élevés). Toutefois, cette minorité ne prétend pas parler en son nom propre, mais au nom d'idées qui se veulent universelles car basées sur la raison. Les membres de ces classes aisées (parlementaires mais plus généralement notables, intellectuels, etc.) vont ainsi prendre parti pour des causes, notamment des procès, et les publiciser quand ils étaient jusqu'alors soumis à l'arbitraire et au secret. L'opinion publique a donc moins une fonction de contrôle qu'une dimension idéologique : celle de rendre compte des débats et des courants de pensée qui traversent la société, mais en parlant au nom de la majorité des membres de cette société.

Une opinion publique qui inquiète
La dimension de contrôle va cependant réapparaître sous une nouvelle forme, avec la mise en place, sous l'Ancien Régime, des premiers dispositifs de mesure de l'opinion, entendue cette fois au sens « d'opinion populaire ». L'objectif, pour la monarchie en place, est d'être informée des idées qui traversent la population, et de déceler les éventuels agitateurs (Farge, 1992). La lieutenance générale de la Police de Paris va alors envoyer des agents (surnommés « les mouches ») aux quatre coins de la ville, dans les marchés, les cafés, ou les places les plus fréquentées pour écouter et rapporter les échanges potentiellement hostiles au pouvoir. Le but de cette politique n'est pas tant de réprimer les individus représentant un danger pour la monarchie, mais plutôt de posséder une information sur « l'état de l'opinion » – bien que le terme soit ici anachronique – afin de pouvoir orienter cette opinion, notamment en disséminant des informations contraires, ou en discréditant les éventuels fauteurs de trouble.

Au cours du XIXe siècle, cette attention des gouvernants aux « mouvements de l'opinion » va se développer sur l'ensemble du territoire et se perfectionner en s'appuyant sur les ressources qu'offre l'apparition d'un pouvoir centralisé. Les gouvernements vont en effet organiser une véritable veille à partir du réseau que représentent les préfets. Ces derniers, en contact avec les journalistes d'opinion, les membres influents de l'Église, de l'industrie, et autres notables, vont régulièrement remettre des rapports à leur hiérarchie sur les éléments tirés de leur fréquentation de ces personnalités jugées « représentatives » de la population en raison de leur fine connaissance du territoire. Ces leaders d'opinion sont perçus à la fois comme pouvant rendre compte de l'opinion publique, mais également comme des prescripteurs d'opinion auprès des populations locales.

A partir de 1848, et l'apparition du suffrage universel (masculin), le préfet, bien informé des tendances de son département, va également devenir un spécialiste de l'élection. Le vote pouvant être perçu comme l'une des traductions de l'opinion, il est en effet essentiel d'en connaître le détail et les évolutions.

L'apparition des sondages

Des votes de paille au sondage
La volonté de saisir l'opinion publique a donc une longue histoire, bien antérieure aux techniques dites « scientifiques », qui vont voir le jour au cours de la première moitié du XXe siècle.

Dans les années 1850, aux États-Unis, va se développer une méthode visant à prédire les résultats électoraux. Dans le contexte d'une diffusion de plus en plus large de la presse d'opinion, les principaux journaux vont organiser des « votes de paille » (straw polls) [1] dont l'objectif est de mener des consultations électorales avant l'échéance politique officielle. Les lecteurs doivent alors retourner un coupon au journal en indiquant leur vote. Les journalistes complètent ces données en allant interroger des personnes dans la rue ou les cafés. L'ambition, comme celle des sondeurs par la suite, est de rendre compte de l'avis majoritaire d'une population en n'en interrogeant qu'une partie. Cependant, contrairement aux techniques de sondage, la notion de représentativité est absente. La crédibilité et la légitimité de cette méthode repose uniquement sur le nombre de participants aux opérations. On imagine alors aisément les biais qu'une telle méthode pouvait engendrer. D'abord parce qu'il était évident que les lecteurs d'un journal « conservateur » avaient plus tendance à voter Républicain, et donc que la couleur politique des coupons envoyés était davantage à l'image des lecteurs du journal que de l'électorat dans son ensemble. Ensuite, parce que rien ne permettait de vérifier que les personnes ne participaient qu'une seule fois au vote de paille. En effet, les résultats, souvent publiés en couverture des principaux médias nationaux, jouaient un rôle central dans les compagnes électorales et permettaient de témoigner de la très forte dynamique d'un candidat, ou au contraire de sa perte de vitesse. Les équipes militantes avaient donc tout intérêt à « gagner » les différents votes de paille, quitte à ne pas respecter scrupuleusement les règles du jeu.

bulletin de vote de paille 1936 Literary Digest

Bulletin de vote de paille de la revue Literary Digest pour les élections présidentielles américaines de 1936 (source : quora)

Cette technique voit cependant son hégémonie prendre fin en 1936, à l'occasion des élections présidentielles. La revue Literary Digest réalise alors un vote de paille en envoyant vingt millions de bulletins et prévoit la victoire de Landon sur Roosevelt. De son côté, un certain George Gallup, avec son institut, prédit l'élection de Roosevelt à 56 % à partir d'un échantillon plus rigoureusement constitué, mais de quelques milliers de personnes seulement. Deux autres instituts commerciaux, fondés par Elmo Roper et Archibald Crossley, vont également réaliser des sondages préélectoraux pour le compte de médias concurrents. Tous deux vont, à l'instar de Gallup, prédire la victoire de Roosevelt. Au final, Roosevelt remportera l'élection avec 62 % des voix. Cette victoire est alors autant celle du Président Roosevelt que de la méthode moderne des sondages.

L'histoire retiendra en effet George Horace Gallup (1901-1984) comme le père fondateur des sondages. Formé à la psychologie dont il obtient une thèse de doctorat en 1928, sa carrière se déroule en grande partie en dehors du monde académique, d'abord dans l'univers du journalisme (qu'il va pratiquer et enseigner), puis dans celui de la publicité. C'est dans ce milieu, et plus précisément au sein de l'agence Young et Rubicam (qui existe encore aujourd'hui, avec une présence dans le monde entier) qu'il va développer sa pratique du sondage, en combinant les travaux de la psychologie sociale sur les attitudes et les récentes avancées de la statistique.

Quelques éléments sur l'histoire des statistiques
À la fin du XIXe siècle et jusqu'au début du XXe, d'importants débats font rage au sein de la communauté statistique sur la notion de la représentativité et sur l'utilisation des statistiques inférentielles. En d'autres termes, la question est la suivante : peut-on, à partir d'une portion restreinte de la population, tirer des résultats généralisables à la population dans son ensemble ? Sans entrer ici dans le détail de ces discussions scientifiques, on retiendra que la réponse est finalement apportée en 1925 par l'Institut international de statistiques après l'émergence d'un consensus nouveau entre ses membres : il ne s'agit plus de savoir s'il est possible de construire des échantillons représentatifs, mais de se mettre d'accord sur comment les construire (Didier, 2012). Deux méthodes sont alors retenues par les statisticiens pour sélectionner les échantillons : l'aléatoire et la « sélection par choix judicieux », que l'on appellerait aujourd'hui la méthode des « quotas ». Dans le premier cas, il s'agit de tirer « au hasard » un grand nombre de personnes au sein d'un population mère définie (c'est la méthode utilisée par exemple pour les grandes enquêtes menées par l'Insee) ; dans le second cas, on choisira a priori la population que l'on souhaite interroger, à partir de données socio-démographiques (sexe, âge, profession, niveau de diplôme, etc.) que l'on possède sur la population mère (cette option est privilégiée par les instituts de sondages en France et appliquée à des échantillons bien plus faibles, généralement 1000 ou 2000 personnes). Dans les deux cas, l'enjeu est de pouvoir mesurer, à l'aide d'outils statistiques, « l'exactitude » des résultats, c'est-à-dire la probabilité qu'ils soient justes, et selon quel pourcentage. Ce sont, de manière plus concrète, les fameuses « marges d'erreur » ou « intervalles de confiance » que l'on retrouve dans les notices méthodologiques des enquêtes par sondages (voir l'encadré ci-dessous).

Les intervalles de confiance dans les sondages icone_plus.gif
Gallup, fondateur des sondages
photographie de George GallupLe « docteur »

Gallup, comme d'autres avec lui, va donc simplement proposer une application sociale pratique à ces théories. Institutionnellement, cela se traduit par la création en 1935 de l'American Institut of Public Opinion, qui existe toujours aujourd'hui, sous le nom de The Gallup Organization. Il est important de comprendre ici, et cela aura une importance de taille pour la suite, que les sondages et leur développement ne reposent pas uniquement sur des modalités techniques, mais s'accompagnent de discours de légitimation d'ordre politique. Pour les promoteurs du sondage, ce dernier est présenté comme un instrument indispensable à la démocratie (Blondiaux, 1998). En permettant de reproduire « l'Amérique en miniature », on peut ainsi avoir un accès direct aux citoyens et combattre plus efficacement les dérives d'un système jugé rongé par les lobbies ou les représentants politiques qui prétendent parler au nom du peuple. À partir du moment où l'on peut interroger directement la population, par sondage, sur une question particulière, il devient plus compliqué pour les défenseurs d'intérêts particuliers de fonder leurs discours sur l'intérêt général, si celui-ci est contraire aux résultats obtenus et diffusés.

Lazarsfeld, une figure incontournable
Aux États-Unis, une seconde figure doit être évoquée comme ayant largement contribué à l'histoire de l'opinion publique : il s'agit de Paul Lazarsfeld (1901-1976). Formé en Autriche aux mathématiques et à la psychologie sociale, il émigre aux États-Unis en 1932 et y poursuivra l'ensemble de sa carrière, dont une grande partie à l'université Columbia. Comme Gallup, il porte l'ambition de mettre à profit les techniques de sondage pour conduire des enquêtes de sciences sociales. Ce projet verra le jour avec le célèbre « Bureau pour la recherche sociale appliquée », rattaché à l'université Columbia, et par l'intermédiaire duquel il va mener de nombreuses recherches, notamment sur la décision électorale, l'influence des médias et les effets de la communication de masse sur les choix individuels. De ces riches travaux on retiendra notamment la théorie de la communication à double étage (« two-step flow of communication ») (Katz, Lazarsfeld, 1955), selon laquelle les individus seraient peu influencés par les médias, du moins de manière directe, mais seraient en revanche plutôt dépendants de leur entourage proche dans leurs processus de décisions (achat, vote, etc.). Or, parmi ces proches, certains vont être beaucoup plus sensibles aux discours des médias, s'y intéresser de plus près et effectuer les opérations de classement de l'information, d'interprétation et d'analyse, qu'ils vont ensuite répercuter sur leurs proches. L'influence des médias sur les individus s'exerceraient donc ainsi par l'intermédiaire de « leaders d'opinion », d'où l'expression de « double étage ». Les répercussions de cette théorie ont été majeures et continuent encore aujourd'hui de guider l'action des entreprises de marketing : au lieu de chercher à toucher l'ensemble de la population, il suffit de cibler les « leaders d'opinion », qui, à leur tour, diffuseront le message auprès de leurs cercles d'influence.

Importation et réception en France
Méthode américaine à l'origine, le sondage va très vite s'exporter, notamment en France par l'intermédiaire de Jean Stoetzel (1910-1987). Au milieu des années 1930, ce jeune docteur en psychologie sociale va passer une année en tant que professeur détaché à la Columbia University de New York. C'est là qu'il va se former aux méthodes statistiques et faire la rencontre de Georges Gallup, qui l'informe que personne ne réalise de sondage en Europe et l'encourage à le faire. C'est ainsi qu'en 1938, à son retour en France, Jean Stoetzel va créer l'Institut français d'opinion publique (Ifop).

Il s'agit d'un institut « fondé sans intention commerciale, dans un esprit de recherche scientifique, à la fois pour investiguer au jour le jour les faits d'opinion et pour analyser les conditions sociologiques de ce phénomène ». Cet institut doit de plus fonctionner « d'une manière totalement indépendante » (Stoetzel, 1948). Le premier sondage est produit dès 1938 et porte sur les accords de Munich. Il obtient que 57 % des Français approuvent ces accords. Plus largement, Stoetzel montrera que l'unanimité est bien plus grande à l'égard des questions internationales que des questions de politique intérieure. Cela lui permet de mettre au jour l'existence d'une opinion publique en matière de politique extérieure. L'Ifop et les sondages (le terme en français est inventé par Stoetzel) ne parviennent cependant pas immédiatement à convaincre et demeurent cantonnés à une activité marginale durant plusieurs années.

C'est la presse qui va d'abord contribuer à leur diffusion. Après-guerre, dans les années 1950, des revues comme Réalités, L'Express ou encore France Observateur (ancêtre de l'actuel L'Obs) vont ainsi commander et diffuser de nombreuses études réalisées par l'Ifop. Elles portent sur les valeurs des Français, principalement en matière politique. L'attention est souvent focalisée sur les ouvriers et le Parti communiste français, avec pour but de faire connaître à un lectorat majoritairement constitué des élites sociales un univers qui leur est étranger. C'est ainsi qu'en 1956 paraît dans les colonnes de Réalités une enquête intitulée « Les ouvriers français : qui ils sont et comment ils vivent ? Toute la lumière sur un monde jusqu'ici largement retranché de la communauté nationale ».

Le sondage devient donc à cette époque une source journalistique et l'opinion une modalité de traitement de l'actualité politique.

Du côté du monde universitaire, c'est d'abord la science politique qui va s'approprier l'outil, y voyant un moyen de défendre statistiquement ses thèses sur les opinions. Les politistes ont alors conscience que les bases de données de l'Ifop ou de la Société française d'enquêtes par sondages (la Sofres, qui arrive sur le marché en 1963) constituent un matériau précieux et que le savoir-faire de ces instituts est un atout de taille qui permet d'enrichir leurs enquêtes, principalement constituées d'études documentaires, d'observations, de monographies, de géographie électorale ou de sociologie urbaine.

La sociologie montrera quant à elle davantage de réticences à l'utilisation des sondages. Lors de la « seconde fondation » de la discipline, après 1945, les sociologues les plus influents s'opposent à l'utilisation des données d'opinion, influencés à la fois par la pensée de Durkheim, qui considère que l'on ne peut saisir la conscience collective en effectuant la somme des consciences individuelles, et par celle de Karl Marx, qui affirme que la conscience est déterminée par les conditions matérielles d'existence et que ce sont donc bien ces dernières qu'il faut étudier.

Pas question alors d'avoir recours à des données aussi subjectives que celles issues des sondages, qui restent à la marge de la sociologie dans les années 1940 et 1950, malgré de fréquentes collaborations entre les promoteurs des sondages et les sociologues, comme en atteste la participation de Jean Stoetzel à la création de la Revue française de sociologie. Progressivement, des évolutions internes et externes à la sociologie vont conduire cette dernière à intégrer des données d'opinion à la production d'enquêtes. Les consciences individuelles jusqu'alors non étudiées vont devenir l'objet d'investigations scientifiques. La publication par Alain Touraine en 1966 de La conscience ouvrière, reposant en grande partie sur l'utilisation de sondages, est révélatrice de cette évolution.

L'opinion publique parvient, au cours du XXe siècle, à s'imposer comme incontournable au fur et à mesure que se développent les outils permettant de la mesurer.

Le feu de la critique

Les critiques principales
Avant de présenter brièvement le fonctionnement des instituts de sondages, il convient de s'arrêter quelques instants sur les critiques qui se sont développées à l'endroit des sondages, à mesure que ceux-ci acquéraient une place plus importante dans la société.

Si la plus célèbre en France est évidemment celle de Bourdieu (1973), d'autres chercheurs, à l'instar du politiste américain Philip Converse (1970), avaient auparavant émis plusieurs réserves à l'égard de l'utilisation des sondages.

Ces critiques, qui se développent dès les années 1930 aux États-Unis, portent sur la définition de l'opinion publique et opèrent une distinction entre l'opinion telle qu'elle devrait être et telle qu'elle est pensée par les sondeurs. Loïc Blondiaux (1997) identifie quatre critères sur lesquels se fondent ces critiques.

Le premier est un critère de « rationalité ». Il s'agit de considérer que l'opinion publique devrait être une opinion éclairée, parfaitement informée et donc apte à s'exprimer. À l'inverse, les sondages consisteraient à poser des questions à des personnes n'y ayant jamais réfléchi préalablement et ne pouvant donc avoir aucune « opinion » en la matière. C'est notamment la critique de Lindsay Rodgers (1949).

Le second point est un critère de « publicité ». Selon les tenants de cette position, l'opinion publique est le produit d'un processus collectif, qui prend forme au cours de l'échange, de la confrontation. En ce sens, l'opinion publique ne peut être assimilée à la somme des opinions individuelles. C'est dans cette perspective que James Fishkin (1991) a proposé, dans les années 1990, le modèle du « sondage délibératif », démocratisé et utilisé par la suite par de nombreux acteurs (publics et privés) sous la forme de « conférences de citoyens ».

Le troisième critère porte sur la dimension « d'effectivité ». Selon cet argument (développé notamment par Herbert Blumer et Suzan Herbst), il est absurde d'additionner des opinions individuelles en partant du principe que chacune de ces opinions a la même valeur, dans la mesure où la société est traversée en permanence par des luttes et des rapports de force, qui donnent un poids inégal à chaque opinion exprimée. Pour prendre un exemple concret, si un sondage attribue à chaque opinion la même valeur, dans la sphère sociale, les « opinions » d'un lobbyiste influent ou d'un éditorialiste en vogue auront bien plus de poids que celles de n'importe quel citoyen lambda.

Enfin, dernier critère : celui « d'authenticité ». Dans ce dernier cas, il est reproché aux sondages de se présenter comme l'expression d'une opinion spontanée, alors qu'elle est en réalité sollicitée, produite par le sondeur. Le politiste Benjamin Ginsberg (1986) dénonce ainsi une utilisation politique du sondage, qui devient un moyen d'invisibiliser d'autres formes d'expression (comme la manifestation ou la grève par exemple) et ainsi de délégitimer l'action militante.

On l'aura compris, le point commun de ces différentes critiques est de dénoncer la dimension artefactuelle du sondage d'opinion. Il ne s'agit pas tant de questionner les techniques statistiques utilisées que le sondage lui-même, comme objet trompeur, prétendant rendre compte d'une opinion publique qui n'en est pas une. Ces critiques sont d'autant plus virulentes qu'elles cherchent à définir une notion que les sondeurs, eux, ont renoncé à préciser. Ainsi, lorsque l'on demandait à George Gallup ce qu'il entendait par « opinion publique », il se contentait de répondre malicieusement qu'il s'agit de ce que mesurent les sondages.

Focus sur les thèses de Pierre Bourdieu
couverture revue Les temps modernes n°318, année 1973Si ces critiques peuvent sembler intuitives, ou du moins familières, c'est qu'elles ont en grande partie été popularisées par Pierre Bourdieu, qui les formule lors d'une conférence en 1972, à Arras, intitulée « L'opinion publique n'existe pas ». Le texte sera publié un an plus tard (Bourdieu, 1973) (il est aujourd'hui librement accessible sur Internet). Au-delà des frontières du champ académique, les thèses qu'il y développe ont été largement intégrées et utilisées par la gauche militante. Là non plus, le propos ne porte pas sur des questions méthodologiques. Bourdieu précise d'ailleurs que les reproches techniques, portant par exemple sur la constitution des échantillons, ne sont « dans l'état actuel des moyens utilisés par les offices de production de sondages », « guère fondé[s] ». Il va focaliser son intervention sur la déconstruction de trois postulats, qui fondent et justifient l'utilisation des sondages.

Le premier postulat consiste à affirmer que « tout le monde peut avoir une opinion ». Le second met en avant que « toutes les opinions se valent ». Le troisième, enfin, est un postulat implicite qui prend pour acquis qu'il y aurait un « accord sur les questions qui méritent d'être posées ».

Détaillons succinctement ces différentes assertions. Dans le premier cas, Bourdieu reproche aux producteurs de données d'opinion de ne pas tenir compte des non-réponses. Ces dernières auraient cependant une importance capitale, puisqu'elles permettent de mettre en évidence un défaut de « compétence » des individus. L'étude de ces non-réponses permettrait de dévoiler les inégalités de compétences et apporteraient donc des résultats en soi. Plus largement, le problème des sondages est qu'ils supposent que les personnes ont une opinion sur tous les problèmes qui leur sont soumis, ce que conteste Bourdieu. En ce sens, le sondage ne serait pas opération de collecte ou de mesure, mais bien une action de « production » d'opinions qui n'existeraient pas sans son intervention. Enfin, ce premier postulat masque le fait que chaque personne n'investit pas la même chose dans sa réponse. L'opinion publique serait donc un artefact puisqu'elle agrégerait des données hétérogènes.

Le second postulat, mis en cause par Bourdieu, avance que toutes les opinions ont la même valeur. Or, comme nous avons pu le voir précédemment, tous les individus ne possèdent pas le même niveau d'influence ni le même niveau d'information. En matière de nucléaire, par exemple, le sondage met ainsi sur un pied d'égalité la chercheuse au Commissariat à l'énergie atomique, le militant très informé de la cause écologique, et la personne lambda ne s'étant jamais intéressée à la question. Cette opération, une fois de plus, ne peut conduire, pour Bourdieu, qu'à la production d'un artefact.

Le troisième et dernier postulat est d'ordre plus politique. Il suppose qu'il y aurait un consensus sur les questions qui doivent être posées. Loin d'être évidente, cette hypothèse est en réalité très discutable, car en posant une question, on en impose la thématique dans le débat public. Or, les luttes politiques montrent qu'un tel consensus n'existe pas. Le sondage est donc, aux yeux de Bourdieu, une manière, pour une élite qui a les moyens d'en commander, d'imposer ses problématiques à la société.

Ce n'est pas l'existence d'une opinion publique qui est niée, mais simplement l'opinion « sous la forme […] que lui prêtent ceux qui ont intérêt à affirmer son existence ». En revanche Bourdieu distingue deux modalités distinctes de réponses aux questionnaires : d'un côté ce qu'il nomme « opinion » (ou « opinion constituée mobilisée »), c'est-à-dire un « discours constitué prétendant à la cohérence », et de l'autre des « dispositions ». Alors que « l'opinion » se fonde sur la compétence politique, la raison, le savoir, les dispositions font appel à des références inconscientes, qui peuvent être de l'ordre de l'esthétique, du sport ou des préférences économiques.

En conclusion de sa conférence, il affirme : « Je dis simplement que l'opinion publique dans l'acception implicitement admise par ceux qui font des sondages d'opinion ou ceux qui en utilisent les résultats, je dis simplement que cette opinion-là n'existe pas ».

Les sondages en France

L'essor des sondages et leurs mutations
Il est intéressant de constater, en contextualisant son intervention, que Bourdieu s'exprime à une période où les sondages sont assez peu développés. En effet, en 1972, en plus de l'Ifop et la Sofres, seul BVA est présent sur le marché et ne produit pas encore d'études politiques.

La situation est aujourd'hui bien différente, les sondages s'étant considérablement multipliés. Pour reprendre les mots de Patrick Lehingue (2007), on pourrait dire qu'ils font maintenant « partie de ces pratiques sociales qui, à force d'être inlassablement répétées, se sont progressivement banalisées, jusqu'à ne plus susciter qu'une forme polie d'indifférence ».

A titre d'illustration, entre 1945 et 1963, on recensait 450 sondages par an dans le monde, soit environ 8 000, dont 3 000 en Europe continentale. En 1983, on pouvait en décompter 500 uniquement en France et 721 en 1991. En 2017, selon un rapport de la Commission nationale des sondages, 560 sondages ont été publiés sur la seule thématique de l'élection présidentielle.

Cette inflation du nombre des sondages médiatisés est d'autant plus impressionnante que la majorité des enquêtes d'opinion ne sont jamais publiées. Elles constituent une source d'information que les clients des instituts se gardent bien de diffuser et utilisent pour réaliser leurs stratégies (électorales ou commerciales), leurs investissements, etc.

Les sondages se sont donc considérablement développés et répandus depuis leur création. Mais si le secteur a connu des évolutions dans les modes de recueil, les instruments statistiques (logiciels, outils de traitement...) ou les questions posées, la méthode elle-même n'a quasiment pas évolué, si bien que l'on ne peut parler de « révolution » dans la manière de construire les sondages depuis leur apparition. De nombreux ajustements ont cependant dû être effectués par les sondeurs depuis l'invention de l'instrument dans les années 1920-1930. Ces derniers ont pu être d'ordre technique (intégrer les téléphones mobiles lors de leur apparition alors même qu'il n'existait pas de fichier spécifique comme les pages blanches) ou plus politiques (répondre aux critiques sur la formulation des questions, en publiant celles-ci sur leur site Internet). Plus récemment, depuis une quinzaine d'années, le secteur connaît de très fortes mutations, notamment grâce au développement d'Internet. En lieu et place de la traditionnelle passation en « face à face » ou du questionnaire administré par téléphone, les personnes sont ainsi aujourd'hui, dans la majorité des cas, directement interrogées par Internet. Cela permet de réduire sensiblement les coûts mais aussi les délais de production d'un sondage. Si cette méthode « on-line » est souvent critiquée pour son biais d'échantillonnage, elle semble cependant plus fiable pour étudier les opinions politiques, les enquêtés se sentant généralement plus libres d'exprimer leurs opinions face à un écran que directement à une personne physique ou une voix au téléphone. Chaque mode de recueil comporte donc avantages et inconvénients qu'il convient de bien mesurer pour définir la méthode la plus adaptée à sa problématique.

Au cours de ce mouvement d'explosion du nombre d'études réalisées par Internet, certaines entreprises se sont spécialisées dans la constitution de « panels », c'est-à-dire d'un « fichier » de personnes rapidement mobilisables pour répondre à des sondages. La croissance du secteur des sondages conduit donc les instituts et les professionnels à s'adapter et à se spécialiser. Elle a également conduit la législation à évoluer, indicateur supplémentaire du poids qu'ont pris les sondages dans notre société.

La première loi sur les sondages est votée en 1977. Elle ne porte pas sur l'activité commerciale des instituts mais entend réguler la publication des sondages par les médias. Elle concerne uniquement les scrutins politiques et repose sur l'argument que les sondages contreviennent au principe du vote individuel. La loi met également en place une Commission des sondages dont l'objet est « d'empêcher que la publication de sondages électoraux vienne influencer ou perturber la libre détermination du corps électoral ». Cette commission, aux pouvoirs très limités, va imposer qu'une fiche technique accompagne chaque publication de sondage et qu'une notice détaillant les conditions de production du sondage lui soit remise en cas diffusion de celui-ci. Enfin, c'est cette même loi de 1977 qui interdit la publication et la diffusion de tout sondage d'opinion la semaine précédant un scrutin ainsi que le jour même de l'élection.

La loi est modifiée en 2002, réduisant la période de réserve à la veille du scrutin, c'est-à-dire au vendredi minuit, délai toujours en vigueur aujourd'hui. La dernière réforme législative au sujet des sondages à ce jour est celle de 2016 qui étend le périmètre d'application de la loi de 1977 : elle ne concerne plus uniquement les sondages « ayant un lien direct ou indirect avec le scrutin », mais également ceux « portant sur des sujets liés, de manière directe ou indirecte, au débat électoral ». La nouvelle formulation permet ainsi une interprétation selon laquelle presque tous les sondages peuvent être concernés par la loi.

Les sondeurs sont donc aujourd'hui fortement insérés dans le paysage économique et social. De plus en plus d'établissements d'enseignement proposent d'ailleurs des formations spécialisées dédiées à la pratique du sondage.

En perpétuelle évolution, les sondeurs doivent à présent faire face à de nouveaux défis, en intégrant deux éléments : la banalisation des sondages et la lassitude que cela peut engendrer d'une part, les opportunités ouvertes par les mutations du numériques d'autre part. Cela conduit les instituts à adopter des stratégies en apparence opposées que sont le recours à des méthodes plus qualitatives (« focus group » [2], sondages délibératifs) et l'intégration des big data et des réseaux sociaux comme terrain de recueil de l'opinion.

Les nouveaux acteurs de l'opinion publique
Depuis peu, de nouveaux acteurs sont venus concurrencer le sondage comme mode de recueil de l'opinion publique (Kotras, 2018). Il s'agit des entreprises dites de « web listening », « web intelligence » ou encore « social media listening ». À l'inverse du sondage, qui suscite l'opinion des individus à l'aide d'un questionnaire, ces sociétés se proposent de traiter directement les « opinions » sur le web, qui se présentent sous la forme de millions de données disponibles en ligne : publications sur les réseaux sociaux, discussions sur les forums, billets de blog, commentaires postés sur des sites marchands ou des médias numériques, etc. Pour ses défenseurs, cette méthode comporte trois principaux atouts par rapport aux sondages. D'abord, en l'absence d'interaction entre l'enquêteur et l'enquêté, ce dernier n'est soumis à aucune imposition de problématique. Son opinion est donc jugée plus « pure » car « spontanée ». Le deuxième avantage de ces méthodes réside dans le fait qu'elles permettent de dépasser la frontière entre qualitatif et quantitatif. Reposant sur des logiciels sophistiqués, elles offrent la possibilité de traiter les données recueillies de manière quantitative (combien de fois ma marque / le nom de telle candidate a-t-elle/il été cité/e ?) mais aussi qualitatives (les publications associées à ma marque / telle candidate sont-elles positives ou négatives ?). Enfin, grâce aux technologies utilisées, on peut passer d'une logique de représentativité (sonder un échantillon de la population) à une logique d'exhaustivité (examiner l'ensemble des publications sur un sujet).

Présentées par ses promoteurs comme le modèle idéal de saisie de l'opinion publique, ces techniques nouvelles comportent cependant plusieurs limites de taille. On peut en évoquer trois principales (Boyadjian, 2016). En premier lieu, elles agrègent des données très hétérogènes de manière indifférenciée. Elles vont ainsi recouper des tweets avec des discussions sur des forums spécialisés et des articles de blog quasiment journalistiques. Ensuite, les entreprises de « web listening » privilégient une analyse des flux plutôt que des individus. Elles s'intéressent donc moins à ceux qui disent qu'à ce qui est dit. Le risque est également ici d'agréger des « opinions » qui n'ont en réalité pas le même poids. Enfin, ces méthodes ne permettent pas d'analyser les publications des internautes d'un point de vue sociologique, c'est-à-dire en rapprochant leurs prises de position à leurs caractéristiques socio-démographiques.

Conclusion

L'opinion publique s'est donnée à voir sous diverses formes au cours de l'histoire. Elle a pu être associée à la rumeur, renvoyer à l'opinion des élites, être perçue comme un danger à surveiller pour le pouvoir, ou devenir un élément d'exercice de la démocratie. Dans tous les cas, la question de l'essence de l'opinion publique est directement corrélée à la manière dont on la mesure.

Peut-être doit-on accepter alors que le débat ne porte pas tant sur l'existence ou non de l'opinion publique et reconnaître le caractère toujours « politique » de cet objet. En ce sens, il s'agirait d'apprendre aux jeunes générations à « questionner » les questions, interroger les résultats, interpréter les données d'opinion et s'informer sur leurs conditions de production. Dans ce cadre alors, les données d'opinions peuvent devenir un élément utile (parmi d'autres) pour comprendre et appréhender le monde social.

Hugo Touzet, doctorant en sociologie au Gemass, Sorbonne Université.

Nous remercions vivement Boris Gobille et Philippe Riutort pour la relecture scientifique de cet article, dont le contenu n'engage que son auteur.

Références bibliographiques

Blondiaux L. (1998), La fabrique de l'opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil.

Blondiaux L. (1997), Ce que les sondages font à l'opinion publique, Politix, vol. 10, 37, 1997/1, Télévision et politique, p. 117-136.

Bourdieu P. (1973), L'opinion publique n'existe pas, Les temps modernes, 318, p. 1292-1309.

Boyadjian J. (2016), Analyser les opinions politiques sur Internet. Enjeux théoriques et défis méthodologiques, Paris, Dalloz.

Champagne P. (1990), Faire l'opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Éditions de Minuit.

Converse P. (1970), Attitudes and Non Attitudes. Continuation of a Dialogue, in Tufte E. R. (ed.), The Quantitative Analysis of Social Problems, Reading, Addison-Wesley Pub.

Didier E. (2012), Histoire de la représentativité statistique : quand le politique refait toujours surface, in Selz M. (dir.), La représentativité en statistique, Ined éditions, p. 15-30.

Farge A. (1992), Dire et mal dire. L'opinion publique au XVIIIe siècle, Paris, Seuil.

Fishkin J. (1991), Democracy and Deliberation. New Directions for Democratic Reform, New Haven, Yale University Press.

Ginsberg B. (1986), The Captive Public. How Public Opinion Promotes State Power, New York, Basic Books.

Katz E., Lazarsfeld P. (1955), Personal influence : The Part Played by People in the Flow of Mass Communications, New York, The Free Press.

Kotras B. (2018), La Voix du web. Nouveaux régimes de l'opinion sur Internet, Paris, Seuil, La République des idées.

Lehingue P. (2007), Subunda : coups de sonde dans l'océan des sondages, Paris, Éditions du Croquant.

Rodgers L. (1949), The Pollsters. Public Opinion, Politics and Democratic Leadership, New York, Alfred Knopf.

Stoetzel J. (1948), Les sondages d'opinion publique, Paris, Éditions du Scarabée.

Théry J. (2003), Fama : l'opinion publique comme preuve judiciaire. Aperçu sur la révolution médiévale de l'inquisitoire (XIIe-XIVe siècle), in Lemesle B. (éd.), La preuve en justice : de l'Antiquité à nos jours, Presses universitaires de Rennes.

Notes

[1] Les agriculteurs américains avaient pour habitude de lancer quelques brins de paille en l'air pour déterminer le sens du vent. C'est de cette pratique que serait issue l'expression « vote de paille ».

[2] Un « focus group » (ou parfois « entretien collectif ») est une méthode qui consiste à réunir dans une même salle un groupe de personnes sélectionnées pour leurs caractéristiques socio-démographiques (avec ou sans enfant, de telle tranche d'âge, sympathisant de telle formation politique, etc.) pour les faire échanger et discuter collectivement de thématiques spécifiques. Le sondeur (que l'on appelle dans ce cas un « qualitativiste ») est muni d'un « guide d'animation » et oriente la discussion sur ces thématiques, préalablement définies en accord avec le client. Il est ensuite remis un rapport au client sur les éléments saillants qui auront émergé. Très utilisée en marketing (pour tester un nouveau produit sur un panel de consommateurs par exemple), cette méthode est aussi très prisée du personnel politique qui s'en sert pour tester des traits d'image ou des éléments programmatiques.

Pour aller plus loin

Jayet C., Bagur T., Touzet H. (2020), Sociologie de l'opinion publique, PUF, Manuels hors collection « Sociologie et Sciences de l'éducation » (276 p.).

Photo George Gallup : ©Wikipedia George Gallup

Commentaires

Pierre BOURDIEU, L'OPINION PUBLIQUE N'EXISTE PAS

“Pierre Bourdieu, Complicité des études sociologiques et des interventions politiques
sur les représentations sociales dans les sondages.”

Avertissement : Article "long" et sans images !

https://classiques.uqam.ca/collection_methodologie/bourdieu_pierre/compl...

Collection « Méthodologie en sciences sociales »
TEXTES DE METHODOLOGIE EN SCIENCES SOCIALES
choisis et présentés par Bernard Dantier
Docteur de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales
Maître de conférences à Sciences-Po Paris.
Chargé de cours et de gestion de formations à l'Institut Supérieur de Pédagogie - Faculté d'Éducation de Paris.

Cette rubrique, évolutive, qui s’enrichira au cours du temps, propose au lecteur des textes de méthodologie
en sciences sociales, cela afin de l’aider dans une démarche de compréhension et de participation à ces sciences.

“Pierre Bourdieu, Complicité des études sociologiques et des interventions politiques
sur les représentations sociales dans les sondages.”
Extrait de: Pierre BOURDIEU, L'OPINION PUBLIQUE N'EXISTE PAS,

Exposé fait à Noroit (Arras) en janvier 1972, paru dans Les temps modernes, 318, janvier 1973, pp. 1292-1309
et reproduit in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Mi-nuit, 1984-2002, pp. 222-235.
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“Pierre Bourdieu, Complicité des études sociologiques
et des interventions politiques sur les représentations
sociales dans les sondages”.

Lors des débuts de nos démocraties modernes, dans les premières années du 19ème siècle, Alexis de Tocqueville, observateur de la construction des États-Unis d’Amérique, faisait remarquer qu’à l’intérieur des conditions d’égalité que la constitution démocratique instaurait comme base autant que comme idéal, les individus se trouvaient dissuadés d’accorder à quiconque d’entre eux une quelconque autorité morale et intellectuelle; puisque chacun était l’égal de l’autre, il n’y avait pas de raison pour suivre l’opinion de cet autre plutôt que la sienne, et cela à la différence des sociétés aristocratiques qui octroyaient à ceux placés hiérarchiquement au-dessus une valeur particulière leur donnant droit d’influer sur ceux placés au-dessous.

Mais cependant, dans les sociétés démocratiques, l’individu n’acquiert pas pour autant une autonomie mentale qui lui permet ex-nihilo de tout décider par lui-même pour s’orienter dans son monde social. En conséquence l’individu démocratique va recourir, plutôt qu’aux ressources d’un autre, à celles de tous les autres, de toute cette société dont il est une partie. En la suivant et en se soumettant à elle, il ne fait que se soumettre à lui-même sans perdre cette égalité qui doit soutenir sa vie (on retrouve là, sous une autre forme, le principe rousseauiste du « contrat social »). Dans cette situation politique, au point de vue du citoyen, ce que sait, ce que pense, ce que veut l’ensemble social représente finalement, en plus parfait et en plus sûr, ce que peut savoir, penser et vouloir celui qui individuellement le compose. Mais, et c’est ce que Tocqueville ne pouvait pas encore se poser comme question, comment prendre connaissance de cet esprit social, de cette « opinion publique »? Comment dépasser ses limites d’élément pour atteindre un ensemble si transcendant, tandis qu’en tant qu’individu, on n’a que des rapports individuels avec d’autres individus? C’est là que « le sondage d’opinion», au 20ème siècle, va être plébiscité comme moyen privilégié sinon exclusif de recevoir la voix sacrée du guide qu’est devenue la « société » démocratique.

Bien sûr, les pouvoirs politiques ne pouvaient qu’être intéressés, certains diraient trop intéressés, par ce « pouvoir » des sondages d’opinion et cela pour deux motifs : d’une part, très officiellement, en les utilisant comme moyen de pilotage gouvernemental, un bon décideur démocrate se devant d’appliquer les désirs et les volontés du peuple; d’autre part, très officieusement, comme moyen d’influer sur cette opinion qu’on prétend suivre. En effet, avec les outils de la sociologie (certains diront une pseudo sociologie), outils servant autant à recueillir avec une certaine efficacité des informations sur la dite « opinion publique » qu’à revêtir ou maquiller ces informations du vernis respectable de la scientificité, les producteurs et les utilisateurs des « sondages » ont tous les moyens et tous les arguments pour fabriquer et imposer une « opinion publique » qui leur convienne selon leurs intérêts personnels (et cela d’autant plus facilement qu’il n’est pas avéré que le « public » soit « un », qu’il ait une opinion sur tel sujet et qu’il puisse n’en avoir qu’une seule). Nous nous trouvons-là, au-delà du cas des sondages, dans l’extrémité des effets pervers de la recherche en sciences sociales qui, au lieu de prendre connaissance d’un certain réel comme elle le prétend, le construit totalement, en toute bonne foi ou en toute mauvaise foi (et sans doute la dérive est-elle facilitée par l’étude non pas de pratiques bien données et bien concrètes, comme Emile Durkheim le souhaitait déjà, mais, au-travers d’opinions, de peu vérifiables et très modelables représentations qui pout être recueillies doivent toujours être recomposées ou composées d’une façon ou d’une autre).

Comment, par quelles astuces ou par quelles maladresses, sont produits ces effets pervers? Cette conférence de Pierre Bourdieu, lui-même sociologue autant qu’acteur politique à la fin de son parcours, explique de quelles manières une politique peut faire de la sociologie comme une sociologie peut faire de la politique.

Bernard Dantier, sociologue, 8 octobre 2007.

Extrait de: Pierre BOURDIEU,
L'opinion publique n'existe pas.
Exposé fait à Noroit (Arras) en janvier 1972, paru
dans Les temps modernes, 318, janvier 1973, pp. 1292-1309
et reproduit in Questions de sociologie,
Paris, Les Éditions de Minuit, 1984-2002, pp. 222-235.

Je voudrais préciser d'abord que mon propos n'est pas de dénoncer de façon mécanique et facile les sondages d'opinion, mais de procéder à une analyse rigoureuse de leur fonctionnement et de leurs fonctions. Ce qui suppose que l'on mette en question les trois postulats qu'ils engagent implicitement. Toute enquête d'opinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion; ou, autrement dit, que la production d'une opinion est à la portée de tous. Quitte à heurter un sentiment naïvement démocratique, je contesterai ce premier postulat. Deuxième postulat: on suppose que toutes les opinions se valent. Je pense que l'on peut démontrer qu'il n'en est rien et que le fait de cumuler des opinions qui n'ont pas du tout la même force réelle conduit à produire des artefacts dépourvus de sens. Troisième postulat implicite: dans le simple fait de poser la même question à tout le monde se trouve impliquée l'hypothèse qu'il y a un consensus sur les problèmes, autrement dit qu'il y a un accord sur les questions qui méritent d'être posées. Ces trois postulats impliquent, me semble-t-il, toute une série de distorsions qui s'observent lors même que toutes les conditions de la rigueur méthodologique sont remplies dans la recollection et l'analyse des données.

On fait très souvent aux sondages d'opinion des reproches techniques. Par exemple, on met en question la représentativité des échantillons. Je pense que dans l'état actuel des moyens utilisés par les offices de production de sondages, l'objection n'est guère fondée. On leur reproche aussi de poser des questions biaisées ou plutôt de biaiser les questions dans leur formulation: cela est déjà plus vrai et il arrive souvent que l'on induise la réponse à travers la façon de poser la question. Ainsi, par exemple, transgressant le précepte élémentaire de la construction d'un questionnaire qui exige qu'on «laisse leurs chances» à toutes les réponses possibles, on omet fréquemment dans les questions ou dans les réponses proposées une des options possibles, ou encore on propose plusieurs fois la même option sous des formulations différentes. Il y a toutes sortes de biais de ce type et il serait intéressant de s'interroger sur les conditions sociales d'apparition de ces biais. La plupart du temps ils tiennent aux conditions dans lesquelles travaillent les gens qui produisent les questionnaires. Mais ils tiennent surtout au fait que les problématiques que fabriquent les instituts de sondages d'opinion sont subordonnées aune demande d'un type particulier. Ainsi, ayant entrepris l'analyse d'une grande enquête nationale sur l'opinion des Français concernant le système d'enseignement, nous avons relevé, dans les archives d'un certain nombre de bureaux d'études, toutes les questions concernant l'enseignement. Ceci nous a fait voir que plus de deux cents questions sur le système d'enseignement ont été posées depuis Mai 1968, contre moins d'une vingtaine entre 1960 et 1968. Cela signifie que les problématiques qui s'imposent à ce type d'organisme sont profondément liées à la conjoncture et dominées par un certain type de demande sociale. La question de l'enseignement par exemple ne peut être posée par un institut d'opinion publique que lorsqu'elle devient un problème politique. On voit tout de suite la différence qui sépare ces institutions des centres de recherches qui engendrent leurs problématiques, sinon dans un ciel pur, en tout cas avec une distance beaucoup plus grande à l'égard de la demande sociale sous sa forme directe et immédiate.

Une analyse statistique sommaire des questions posées nous a fait voir que la grande majorité d'entre elles étaient directement liées aux préoccupations politiques du «personnel politique». Si nous nous amusions ce soir à jouer aux petits papiers et si je vous disais d'écrire les cinq questions qui vous paraissent les plus importantes en matière d'enseignement, nous obtiendrions sûrement une liste très différente de celle que nous obtenons en relevant les questions qui ont été effectivement posées par les enquêtes d'opinion. La question: «Faut-il introduire la politique dans les lycées?» (ou des variantes) a été posée très souvent, tandis que la question: «Faut-il modifier les programmes?» ou «Faut-il modifier le mode de transmission des contenus?» n'a que très rarement été posée. De même: «Faut-il recycler les enseignants?». Autant de questions qui sont très importantes, du moins dans une autre perspective.

Les problématiques qui sont proposées par les sondages d'opinion sont subordonnées à des intérêts politiques, et cela commande très fortement à la fois la signification des réponses et la signification qui est donnée à la publication des résultats. Le sondage d'opinion est, dans l'état actuel, un instrument d'action politique; sa fonction la plus importante consiste peut-être à imposer l'illusion qu'il existe une opinion publique comme sommation purement additive d'opinions individuelles; à imposer l'idée qu'il existe quelque chose qui serait comme la moyenne des opinions ou l'opinion moyenne. L'«opinion publique» qui est manifestée dans les premières pages de journaux sous la forme de pourcentages (60% des Français sont favorables à...), cette opinion publique est un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l'état de l'opinion à un moment donné du temps est un système de forces, de tensions et qu’il n’est rien de plus inadéquat pour représenter l'état de l'opinion qu'un pourcentage.

On sait que tout exercice de la force s'accompagne d'un discours visant à légitimer la force de celui qui l'exerce; on peut même dire que le propre de tout rapport de force, c'est de n'avoir toute sa force que dans la mesure où il se dissimule comme tel. Bref, pour parler simplement, l'homme politique est celui qui dit: «Dieu est avec nous». L'équivalent de «Dieu est avec nous», c'est aujourd'hui «l'opinion publique est avec nous». Tel est l'effet fondamental de l'enquête d'opinion: constituer l'idée qu'il existe une opinion publique unanime, donc légitimer une politique et renforcer les rapports de force qui la fondent ou la rendent possible.

Ayant dit au commencement ce que je voulais dire à la fin, je vais essayer d'indiquer très rapidement quelles sont les opérations par lesquelles on produit cet effet de consensus. La première opération, qui a pour point de départ le postulat selon lequel tout le monde doit avoir une opinion, consiste à ignorer les non-réponses. Par exemple vous demandez aux gens: «Êtes-vous favorable au gouvernement Pompidou?» Vous enregistrez 30 % de non-réponses, 20 % de oui, 50 % de non. Vous pouvez dire: la part des gens défavorables est supérieure à la part des gens favorables et puis il y a ce résidu de 30%. Vous pouvez aussi recalculer les pourcentages favorables et défavorables en excluant les non-réponses. Ce simple choix est une opération théorique d'une importance fantastique sur laquelle je voudrais réfléchir avec vous.

Éliminer les non-réponses, c'est faire ce qu'on fait dans une consultation électorale où il y a des bulletins blancs ou nuls; c'est imposer à l'enquête d'opinion la philosophie implicite de l'enquête électorale. Si l'on regarde de plus près, on observe que le taux des non-réponses est plus élevé d'une façon générale chez les femmes que chez les hommes, que l'écart entre les femmes et les hommes est d'autant plus élevé que les problèmes posés sont d'ordre plus proprement politique. Autre observation: plus une question porte sur des problèmes de savoir, de connaissance, plus l'écart est grand entre les taux de non-réponses des plus instruits et des moins instruits. A l'inverse, quand les questions portent sur les problèmes éthiques, les variations des non-réponses selon le niveau d'instruction sont faibles (exemple: «Faut-il être sévère avec les enfants?»). Autre observation: plus une question pose des problèmes conflictuels, porte sur un nœud de contradictions (soit une question sur la situation en Tchécoslovaquie pour les gens qui votent communiste), plus une question est génératrice de tensions pour une catégorie déterminée, plus les non-réponses sont fréquentes dans cette catégorie. En conséquence, la simple analyse statistique des non-réponses apporte une information sur ce que signifie la question et aussi sur la catégorie considérée, celle-ci étant définie autant par la probabilité qui lui est attachée d'avoir une opinion que par la probabilité conditionnelle d'avoir une opinion favorable ou défavorable.

L'analyse scientifique des sondages d'opinion montre qu'il n'existe pratiquement pas de problème omnibus; pas de question qui ne soit réinterprétée en fonction des intérêts des gens à qui elle est posée, le premier impératif étant de se demander à quelle question les différentes catégories de répondants ont cru répondre. Un des effets les plus pernicieux de l'enquête d'opinion consiste précisément à mettre les gens en demeure de répondre à des questions qu'ils ne se sont pas posées. Soit par exemple les questions qui tournent autour des problèmes de morale, qu'il s'agisse des questions sur la sévérité des parents, les rapports entre les maîtres et les élèves, la pédagogie directive ou non directive, etc., problèmes qui sont d'autant plus perçus comme des problèmes éthiques qu'on descend davantage dans la hiérarchie sociale, mais qui peuvent être des problèmes politiques pour les classes supérieures: un des effets de l'enquête consiste à transformer des réponses éthiques en réponses politiques parle simple effet d'imposition de problématique.

En fait, il y a plusieurs principes à partir desquels on peut engendrer une réponse. Il y a d'abord ce qu'on peut appeler la compétence politique par référence à une définition à la fois arbitraire et légitime, c'est-à-dire dominante et dissimulée comme telle, de la politique. Cette compétence politique n'est pas universellement répandue. Elle varie grosso modo comme le niveau d'instruction. Autrement dit, la probabilité d'avoir une opinion sur toutes les questions supposant un savoir politique est assez comparable à la probabilité d'aller au musée. On observe des écarts fantastiques: là où tel étudiant engagé dans un mouvement gauchiste perçoit quinze divisions à gauche du PSU, pour un cadre moyen il n'y a rien. Dans l'échelle politique (extrême-gauche, gauche, centre-gauche, centre, centre-droit, droite, extrême-droite, etc.) que les enquêtes de «science politique» emploient comme allant de soi, certaines catégories sociales utilisent intensément un petit coin de l'extrême-gauche; d'autres utilisent uniquement le centre, d'autres utilisent toute l'échelle. Finalement une élection est l'agrégation d'espaces tout à fait différents; on additionne des gens qui mesurent en centimètres avec des gens qui mesurent en kilomètres, ou, mieux, des gens qui notent de 0 à 20 et des gens qui notent entre 9 et 11. La compétence se mesure entre autres choses au degré de finesse de perception (c'est la même chose en esthétique, certains pouvant distinguer les cinq ou six manières successives d'un seul peintre).

Cette comparaison peut être poussée plus loin. En matière de perception esthétique, il y a d'abord une condition permissive: il faut que les gens pensent l'œuvre d'art comme une œuvre d'art; ensuite, l'ayant perçue comme œuvre d'art, il faut qu'ils aient des catégories de perception pour la construire, la structurer, etc. Supposons une question formulée ainsi: «Êtes-vous pour une éducation directive ou une éducation non directive?» Pour certains, elle peut être constituée comme politique, la représentation des rapports parents-enfants s'intégrant dans une vision systématique de la société; pour d'autres, c'est une pure question de morale. Ainsi le questionnaire que nous avons élaboré et dans lequel nous demandons aux gens si, pour eux, c'est de la politique ou non de faire la grève, d'avoir les cheveux longs, de participer à un festival pop, etc., fait apparaître des variations très grandes selon les classes sociales. La première condition pour répondre adéquate­ment à une question politique est donc d'être capable de la constituer comme politique; la deuxième, l'ayant constituée comme politique, est d'être capable de lui appliquer des catégories proprement politiques qui peuvent être plus ou moins adéquates, plus ou moins raffinées, etc. Telles sont les conditions spécifiques de production des opinions, celles que l'enquête d'opinion suppose universellement et uniformément remplies avec le premier postulat selon lequel tout le monde peut produire une opinion.

Deuxième principe à partir duquel les gens peuvent produire une opinion, ce que j'appelle l'«ethos de classe» (pour ne pas dire «éthique de classe»), c'est-à-dire un système de valeurs implicites que les gens ont intériorisées depuis l'enfance et à partir duquel ils engendrent des réponses à des problèmes extrêmement différents. Les opinions que les gens peuvent échanger à la sortie d'un match de football entre Roubaix et Valenciennes doivent une grande partie de leur cohérence, de leur logique, à l’ethos de classe. Une foule de réponses qui sont considérées comme des réponses politiques, sont en réalité produites à partir de l'ethos de classe et du même coup peuvent revêtir une signification tout à fait différente quand elles sont interprétées sur le terrain politique. Là, je dois faire référence à une tradition sociologique, répandue surtout parmi certains sociologues de la politique aux États-Unis, qui parlent très communément d'un conservatisme et d'un autoritarisme des classes populaires. Ces thèses sont fondées sur la comparaison internationale d'enquêtes ou d'élections qui tendent à montrer que chaque fois que l'on interroge les classes populaires, dans quelque pays que ce soit, sur des problèmes concernant les rapports d'autorité, la liberté individuelle, la liberté de la presse, etc., elles font des réponses plus «autoritaires» que les autres classes; et on en conclut globalement qu'il y a un conflit entre les valeurs démocratiques (chez l'auteur auquel je pense, Lipset, il s'agit des valeurs démocratiques américaines) et les valeurs qu'ont intériorisées les classes populaires, valeurs de type autoritaire et répressif. De là, on tire une sorte de vision eschatologique: élevons le niveau de vie, élevons le niveau d'instruction et, puisque la propension à la répression, à l'autoritarisme, etc., est liée aux bas revenus, aux bas niveaux d'instruction, etc., nous produirons ainsi de bons citoyens de la démocratie américaine. A mon sens ce qui est en question, c'est la signification des réponses à certaines questions. Supposons un ensemble de questions du type suivant: Êtes-vous favorable à l'égalité entre les sexes? Êtes-vous favorable à la liberté sexuelle des conjoints? Êtes-vous favorable à une éducation non répressive? Êtes-vous favorable à la nouvelle société? etc. Supposons un autre ensemble de questions du type: Est-ce que les professeurs doivent faire la grève lorsque leur situation est menacée? Les enseignants doivent-ils être solidaires avec les autres fonctionnaires dans les périodes de conflit social? etc. Ces deux ensembles de questions donnent des réponses de structure strictement inverse sous le rapport de la classe sociale: le premier ensemble de questions, qui concerne un certain type de novation dans les rapports sociaux, dans la forme symbolique des relations sociales, suscite des réponses d'autant plus favorables que l'on s'élève dans la hiérarchie sociale et dans la hiérarchie selon le niveau d'instruction; inversement, les questions qui portent sur les transformations réelles des rapports de force entre les classes suscitent des réponses de plus en plus défavorables à mesure qu'on s'élève dans la hiérarchie sociale.

Bref, la proposition «Les classes populaires sont répressives» n'est ni vraie ni fausse. Elle est vraie dans la mesure où, devant tout un ensemble de problèmes comme ceux qui touchent à la morale domestique, aux relations entre les générations ou entre les sexes, les classes populaires ont tendance à se montrer beaucoup plus rigoristes que les autres classes sociales. Au contraire, sur les questions de structure politique, qui mettent en jeu la conservation ou la transformation de l'ordre social, et non plus seulement la conservation ou la transformation des modes de relation entre les individus, les classes populaires sont beaucoup plus favorables à la novation, c'est-à-dire à une transformation des structures sociales. Vous voyez comment certains des problèmes posés en Mai 1968, et souvent mal posés, dans le conflit entre le parti communiste et les gauchistes, se rattachent très directement au problème central que j'ai essayé de poser ce soir, celui de la nature des réponses, c'est-à-dire du principe à partir duquel elles sont produites. L'opposi­tion que j'ai faite entre ces deux groupes de questions se ramène en effet à l'opposition entre deux principes de production des opinions: un principe proprement politique et un principe éthique, le problème du conservatisme des classes populaires étant le produit de l'ignorance de cette distinction.

L'effet d'imposition de problématique, effet exercé par toute enquête d'opinion et par toute interrogation politique (à commencer par l'électorale), résulte du fait que les questions posées dans une enquête d'opinion ne sont pas des questions qui se posent réellement à toutes les personnes interrogées et que les réponses ne sont pas interprétées en fonction de la problématique par rapport à laquelle les différentes catégories de répondants ont effectivement répondu. Ainsi la problématique dominante, dont la liste des questions posées depuis deux ans par les instituts de sondage fournit une image, c'est-à-dire la problématique qui intéresse essentiellement les gens qui détiennent le pouvoir et qui entendent être informés sur les moyens d'organiser leur action politique, est très inégalement maîtrisée par les différentes classes sociales. Et, chose importante, celles-ci sont plus ou moins aptes à produire une contre-problématique. A propos du débat télévisé entre Servan-Schreiber et Giscard d'Estaing, un institut de sondages d'opinion avait posé des questions du type: «Est-ce que la réussite scolaire est fonction des dons, de l'intelligence, du travail, du mérite?» Les réponses recueillies livrent en fait une information (ignorée de ceux qui les produisaient) sur le degré auquel les différentes classes sociales ont conscience des lois de la transmission héréditaire du capital culturel: l'adhésion au mythe du don et de l'ascension par l'école, de la justice scolaire, de l'équité de la distribution des postes en fonction des titres, etc., est très forte dans les classes populaires. La contre-problématique peut exister pour quelques intellectuels mais elle n'a pas de force sociale bien qu'elle ait été reprise par un certain nombre de partis, de groupes. La vérité scientifique est soumise aux mêmes lois de diffusion que l'idéologie. Une proposition scientifique, c'est comme une bulle du pape sur la régulation des naissances, ça ne prêche que les convertis.

On associe l'idée d'objectivité dans une enquête d'opinion au fait de poser la question dans les termes les plus neutres afin de donner toutes les chances à toutes les réponses. En réalité, l'enquête d'opinion serait sans doute plus proche de ce qui se passe dans la réalité si, transgressant complètement les règles de l'«objectivité», on donnait aux gens les moyens de se situer comme ils se situent réellement dans la pratique réelle, c'est-à-dire par rapport à des opinions déjà formulées; si, au lieu de dire par exemple «II y a des gens favorables à la régulation des naissances, d'autres qui sont défavorables; et vous?...», on énonçait une série de prises de positions explicites de groupes mandatés pour constituer les opinions et les diffuser, de façon que les gens puissent se situer par rapport à des réponses déjà constituées. On parle communément de «prises de position»; il y a des positions qui sont déjà prévues et on les prend. Mais on ne les prend pas au hasard. On prend les positions que l'on est prédisposé à prendre en fonction de la position que l'on occupe dans un certain champ. Une analyse rigoureuse vise à expliquer les relations entre la structure des positions à prendre et la structure du champ des positions objectivement occupées.

Si les enquêtes d'opinion saisissent très mal les états virtuels de l'opinion et plus exactement les mouvements d'opinion, c'est, entre autres raisons, que la situation dans laquelle elles appréhendent les opinions est tout à fait artificielle. Dans les situations où se constitue l'opinion, en particulier les situations de crise, les gens sont devant des opinions constituées, des opinions soutenues par des groupes, en sorte que choisir entre des opinions, c'est très évidemment choisir entre des groupes. Tel est le principe de l'effet de politisation que produit la crise: il faut choisir entre des groupes qui se définissent politiquement et définir de plus en plus de prises de position en fonction de principes explicitement politiques. En fait, ce qui me paraît important, c'est que l'enquête d'opinion traite l'opinion publique comme une simple somme d'opinions individuelles, recueillies dans une situation qui est au fond celle de l'isoloir, où l'individu va furtivement exprimer dans l'isolement une opinion isolée. Dans les situations réelles, les opinions sont des forces et les rapports d'opinions sont des conflits de force entre des groupes.

Une autre loi se dégage de ces analyses: on a d'autant plus d'opinions sur un problème que l'on est plus intéressé par ce problème, c'est-à-dire que l'on a plus intérêt à ce problème. Par exemple sur le système d'enseigne­ment, le taux de réponses est très intimement lié au degré de proximité par rapport au système d'enseignement, et la probabilité d'avoir une opinion varie en fonction de la probabilité d'avoir du pouvoir sur ce à propos de quoi on opine. L'opinion qui s'affirme comme telle, spontanément, c'est l'opinion des gens dont l'opinion a du poids, comme on dit. Si un ministre de l'Éducation nationale agissait en fonction d'un sondage d'opinion (ou au moins à partir d'une lecture superficielle du sondage), il ne ferait pas ce qu'il fait lorsqu'il agit réellement comme un homme politique, c'est-à-dire à partir des coups de téléphone qu'il reçoit, de la visite de tel responsable syndical, de tel doyen, etc. En fait, il agit en fonction de ces forces d'opinion réellement constituées qui n'affleurent à sa perception que dans la mesure où elles ont de la force et où elles ont de la force parce qu'elles sont mobilisées.

S'agissant de prévoir ce que va devenir l'Université dans les dix années prochaines, je pense que l'opinion mobilisée constitue la meilleure base. Toutefois, le fait, attesté par les non-réponses, que les dispositions de certaines catégories n'accèdent pas au statut d'opinion, c'est-à-dire de discours constitué prétendant à la cohérence, prétendant à être entendu, à s'imposer, etc., ne doit pas faire conclure que, dans des situations de crise, les gens qui n'avaient aucune opinion choisiront au hasard: si le problème est politiquement constitué pour eux (problèmes de salaire, de cadence de travail pour les ouvriers), ils choisiront en termes de compétence politique; s'il s'agit d'un problème qui n'est pas constitué politiquement pour eux (répressivité dans les rapports à l'intérieur de l'entreprise) ou s'il est en voie de constitution, ils seront guidés par le système de dispositions profondément inconscient qui oriente leurs choix dans les domaines les plus différents, depuis l'esthétique ou le sport jusqu'aux préférences économiques. L'enquête d'opinion traditionnelle ignore à la fois les groupes de pression et les dispositions virtuelles qui peuvent ne pas s'exprimer sous forme de discours explicite. C'est pourquoi elle est incapable d'engendrer la moindre prévision raisonnable sur ce qui se passerait en situation de crise.

Supposons un problème comme celui du système d'enseignement. On peut demander: «Que pensez-vous de la politique d'Edgar Faure?» C'est une question très voisine d'une enquête électorale, en ce sens que c'est la nuit où toutes les vaches sont noires: tout le monde est d'accord grosso modo sans savoir sur quoi; on sait ce que signifiait le vote à l'unanimité de la loi Faure à l'Assemblée nationale. On demande ensuite: «Êtes-vous favorable à l'introduction de la politique dans les lycées?» Là, on observe un clivage très net. Il en va de même lorsqu'on demande: «Les professeurs peuvent-ils faire grève?» Dans ce cas, les membres des classes populaires, par un transfert de leur compétence politique spécifique, savent quoi répondre. On peut encore demander: «Faut-il transformer les programmes? Êtes-vous favorable au contrôle continu? Êtes-vous favorable à l'introduction des parents d'élèves dans les conseils des professeurs? Êtes-vous favorable à la suppression de l'agrégation? etc.» Sous la question «êtes-vous favorable à Edgar Faure?», il y avait toutes ces questions et les gens ont pris position d'un coup sur un ensemble de problèmes qu'un bon questionnaire ne pourrait poser qu'au moyen d'au moins soixante questions à propos desquelles on observerait des variations dans tous les sens. Dans un cas les opinions seraient positivement liées à la position dans la hiérarchie sociale, dans l'autre, négativement, dans certains cas très fortement, dans d'autres cas faiblement, ou même pas du tout. Il suffit de penser qu'une consultation électorale représente la limite d'une question comme «êtes-vous favorable à Edgar Faure?» pour comprendre que les spécialistes de sociologie politique puissent noter que la relation qui s'observe habituellement, dans presque tous les domaines de la pratique sociale, entre la classe sociale et les pratiques ou les opinions, est très faible quand il s'agit de phénomènes électoraux, à tel point que certains n'hésitent pas à conclure qu'il n'y a aucune relation entre la classe sociale et le fait de voter pour la droite ou pour la gauche. Si vous avez à l'esprit qu'une consultation électorale pose en une seule question syncrétique ce qu'on ne pourrait raisonnablement saisir qu'en deux cents questions, que le s uns mesurent en centimètres, les autres en kilomètres, que la stratégie des candidats consiste à mal poser les questions et à jouer au maximum sur la dissimulation des clivages pour gagner les voix qui flottent, et tant d'autres effets, vous concluerez qu'il faut peut-être poser à l'envers la question traditionnelle de la relation entre le vote et la classe sociale et se demander comment il se fait que l'on constate malgré tout une relation, même faible; et s'interroger sur la fonction du système électoral, instrument qui, par sa logique même, tend à atténuer les conflits et les clivages. Ce qui "est certain, c'est qu'en étudiant le fonctionnement du sondage d'opinion, on peut se faire une idée de la manière dont fonctionne ce type particulier d'enquête d'opinion qu'est la consultation électorale et de l'effet qu'elle produit.

Bref, j'ai bien voulu dire que l'opinion publique n'existe pas, sous la forme en tout cas que lui prêtent ceux qui ont intérêt à affirmer son existence. J'ai dit qu'il y avait d'une part des opinions constituées, mobi­lisées, des groupes de pression mobilisés autour d'un système d'intérêts explicitement formulés; et d'autre part, des dispositions qui, par définition, ne sont pas opinion si l'on entend par là, comme je l'ai fait tout au long de cette analyse, quelque chose qui peut se formuler en discours avec une certaine prétention à la cohérence. Cette définition de l'opinion n'est pas mon opinion sur l'opinion. C'est simplement l'explicitation de la définition que mettent en œuvre les sondages d'opinion en demandant aux gens de prendre position sur des opinions formulées et en produisant, par simple agrégation statistique d'opinions ainsi produites, cet artefact qu'est l'opinion publique. Je dis simplement que l'opinion publique dans l'acception implicitement admise par ceux qui font des sondages d'opinion ou ceux qui en utilisent les résultats, je dis simplement que cette opinion-là n'existe pas.

Fin de l'extrait.

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