Cannabis: des experts doutent de l’utilité de la nouvelle campagne d’information

Cannabis: des experts doutent de l’utilité de la nouvelle campagne d’information

Pierre Saint-Arnaud - La Presse canadienne
6 février 2019
Société

Québec investit 1,5 million $ dans une campagne de sensibilisation aux risques du cannabis destinée aux jeunes, mais les experts consultés par La Presse canadienne doutent de son utilité.

La campagne, lancée lundi, aura certainement le mérite d’attirer l’attention en raison d’une série d’images absurdes pour appuyer le slogan « Impossible que le cannabis fasse ça. Mais il y a de vrais risques ».

On y voit ainsi, entre autres, des affiches montrant une jeune femme dont les cheveux poussent par les yeux ou une autre qui a des oreilles sur le dessus de la tête, avec le slogan de campagne ; en vidéo, une adolescente qui s’avère chauve lorsqu’elle enlève sa tuque ou un jeune homme qui pige dans un plat de pop-corn à distance avec une langue semblable à celle d’un caméléon et dans les deux cas, qui disent à leurs amis que c’est parce qu’ils fument du « pot ». À la toute fin des vidéos, une voix hors-champ lance qu’il est « impossible que le cannabis fasse ça », mais qu’il peut nuire au développement du cerveau avant 25 ans ou encore qu’il pourrait créer une dépendance.

« Je comprends ce qu’ils essayaient de faire, mais j’ai de gros doutes qu’ils y réussissent et je crois que les jeunes risquent plutôt d’ignorer le message parce qu’il est trop ridicule et ne s’adresse pas à leur intelligence. Les jeunes savent très bien qu’il y a des nuances dans les faits », explique la professeure Natalie Castellanos-Ryan, de l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal et chercheuse spécialisée en prévention de la dépendance au Centre de recherche du CHU Sainte-Justine.

Son collègue à l’École de psychoéducation et spécialiste en prévention de la toxicomanie, Jean-Sébastien Fallu, estime qu’il est effectivement nécessaire de déboulonner les mythes et faussetés véhiculés pour décourager la consommation de cannabis, mais il s’interroge sur le bien-fondé d’une telle approche : « Dans cette campagne, effectivement, personne ne pense ça, mais c’est vrai qu’on nous fait peur avec des choses qui ne sont pas très fondées et ça, pour moi, c’est extrêmement contre-productif ; pour ceux qui ont déjà peur, ça ne changera rien, mais pour ceux qui sont à risque et à qui on a besoin de parler, on perd toute crédibilité alors qu’au contraire, il faut vraiment être crédible. »

En fait, selon le professeur Fallu, la campagne risque fort de porter là où elle ne servira à rien : « En fait, ça va probablement marcher surtout avec ceux qui sont déjà peu à risque, qui sont déjà convaincus, qui ont déjà peur du pot ; on vient renforcer leur attitude anti-consommation. »

Accrocher à tout prix ?

Même dans le milieu de la création publicitaire, la campagne laisse perplexe.

Richard Leclerc, professeur en publicité à la faculté d’éducation permanente de l’Université de Montréal et spécialiste du marketing social reconnaît que les jeunes représentent « un marché assez particulier » et qu’il faut « les accrocher très rapidement ; les trois premières secondes sont importantes pour les faire réagir et, à la limite, les faire aller jusqu’au bout du message ».

Sauf que dans ce cas-ci, il se demande si l’annonceur n’est pas resté lui-même accroché à l’accrochage : « Oui, c’est accrocheur d’avoir des oreilles sur la tête, c’est accrocheur d’avoir quelqu’un qui enlève sa tuque et qui n’a aucun cheveu ou un autre qui a une langue qui s’étire pour aller chercher du pop-corn, mais ce qui est bizarre, c’est la contradiction […] On nous dit : attention, si tu consommes du pot, il va y avoir des conséquences. On nous fait une mise en scène où la conséquence est irréaliste et improbable et même, on nous le signale à la fin : ça ne peut pas arriver, c’est impossible, mais il y a quand même des risques.

« Ils sont où les risques ? Ce sont les risques qu’on veut voir, les vrais. Ça ne se tient pas », laisse-t-il tomber.

Richard Leclerc, qui est lui-même le créateur de plusieurs campagnes gouvernementales de prévention — dont certaines ont été primées, notamment en matière de violence conjugale et de vitesse au volant chez les jeunes — n’en a pas contre l’absurde en publicité pour autant : il ramène l’exemple d’une publicité sur la conduite avec les facultés affaiblies par le cannabis de la SAAQ qui avait aussi fait usage de l’impossible, mais avec succès.

« C’est une affiche où l’on voit un stop à une intersection et le stop s’étire jusqu’à l’autre côté de l’intersection, pour signifier que ton temps de réaction s’allonge. J’ai trouvé ça génial. Nous montrer que le temps de réaction pour s’arrêter à un stop était allongé et le stop étiré qui dépasse l’intersection elle-même, là, il y a un message fort : Que fait la drogue sur toi ? Ça t’enlève du temps de réaction et tu ne t’arrêteras pas à l’arrêt. On sait bien qu’un stop qui s’étire ce n’est pas physiquement possible, mais on comprend très clairement que l’effet de la drogue ralentit notre temps de réaction », raconte-t-il.

Sous-estimer l’intelligence des jeunes

Natalie Castellanos-Ryan voit dans l’approche choisie une certaine forme de négation de l’intelligence des jeunes qui pourrait, au pire, avoir l’effet inverse de celui recherché.

« Les jeunes avec qui nous travaillons savent que la consommation de cannabis — même avant 25 ans — ne causera pas de problèmes pour la majorité des gens […] Évidemment, je ne crois pas que la campagne va les mener à consommer davantage, mais ça va avoir un effet pervers dans le sens qu’ils vont l’ignorer complètement. C’est le même problème que les campagnes qui sont alarmistes et dont les jeunes sont moins susceptibles de retenir le message. »

« Les jeunes sont intelligents et ils connaissent bien la différence entre un message ridicule et un message avec des nuances. Il faut un équilibre, mais cette publicité est complètement débalancée, déséquilibrée. Il y a trop d’emphase sur le ridicule, l’impossible conséquence et très peu d’emphase sur les vraies conséquences potentielles de consommer du cannabis », fait valoir la chercheuse.

« Si je faisais une campagne de prévention, j’irais, oui, dans quelque chose d’un peu ludique, pas trop sérieux et certainement pas moralisateur, explique de son côté Jean-Sébastien Fallu. Mais mon approche serait plus de parler à l’intelligence des jeunes et de parler des pour et des contre, d’être objectif et de faire en sorte que les gens voient qu’on n’est pas seulement dans la démonisation, mais qu’il y a des risques, donc d’avoir une approche très crédible. »

Le professeur Fallu — qui a été consulté en prévision de cette campagne — ne se gêne toutefois pas pour en faire une évaluation sans complaisance : « C’est très efficace pour un gouvernement de dire dans son bilan : on a fait ce qu’il fallait, on a fait des campagnes, on a dit aux jeunes de ne pas consommer, mais est-ce que c’est efficace pour empêcher les jeunes de consommer ? Pas vraiment. Ce n’est pas ça qui marche. »

Mythes et prévention

Pour Natalie Castellanos-Ryan, plutôt que d’inventer des risques inexistants, il aurait été préférable de se coller au réel dans ce cas-ci : « Ils auraient dû davantage se concentrer sur les mythes avec lesquels les jeunes sont constamment bombardés, tel que le cannabis va « frire » votre cerveau, le cannabis va causer des psychoses chez tout le monde — ce qui est effectivement un mythe ; c’est lié à un risque, oui, mais sans plus. C’est pourquoi il faut des nuances. »

Elle s’en prend aussi à un mythe persistant, qui est directement dans son champ d’expertise, en l’occurrence le développement cognitif : « C’est vrai que le cerveau se développe jusqu’à 25 ans, mais il n’y a aucune preuve scientifique que de consommer du cannabis présente quelque risque que ce soit pour le développement cognitif après l’âge de 17 ans. C’est très clair dans la littérature scientifique et les études longitudinales dans lesquelles nous contrôlons le développement cognitif préalable. »

« C’est un des premiers messages avec lesquels je commencerais, que le cannabis rend stupide (en affectant le développement cognitif) ; c’est faux », tranche-t-elle.

« C’est la même chose pour les mythes positifs, comme par exemple que le cannabis guérit tout poursuit-elle. C’est aussi une bonne idée de passer le message que non, même si ça été prouvé que ça aide dans certains cas très précis, ça ne guérit pas le cancer et tout le reste. Il n’y a pas de preuve scientifique de ça jusqu’ici non plus. »

Jean-Sébastien Fallu apporte toutefois une nuance : « Quand on fait un “mythes et réalité”, qu’on dresse une dizaine de mythes que l’on déconstruit, il y a des études récentes qui ont montré que les gens, au sortir de ça, se souviennent plus du mythe que de la déconstruction. »

Pour lui, la prévention se situe complètement ailleurs.

« La prévention, c’est un long continuum qui commence par la promotion de la santé, des choses de base qui n’ont rien à voir avec la consommation de substance, incluant la lutte contre la pauvreté et l’établissement de communautés saines et sécuritaires en général où les gens se développent bien et ont moins besoin de consommer des drogues », dit-il.

« Il y a plusieurs facteurs de risque et de causes qui mènent à la consommation de drogues, dont les états de détresse, les problèmes de santé mentale, les inégalités sociales, la pression d’une société productiviste, des conflits, bref, beaucoup de choses », énumère le chercheur.

La professeure Castellanos-Ryan suggère de son côté au gouvernement de puiser son inspiration dans sa propre cour : « Le gouvernement du Québec n’a pas fait un mauvais boulot sur son site Web “Risques de la consommation de cannabis pour la santé”. Ils y ont inclus beaucoup d’information pertinente et bien documentée. Il faudrait qu’ils transforment cela en campagne accrocheuse qui ne serait pas ridicule. Il faut faire appel à l’intelligence des jeunes en envoyant des messages équilibrés. »

C’est le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant, qui a piloté la campagne, réalisé par l’agence de publicité Cossette.

Le ministre n’a pu se rendre disponible, mercredi, pour répondre aux questions de La Presse canadienne.

Son bureau a toutefois précisé que le ministre Carmant et son personnel avaient approuvé la campagne et que le ministère avait aussi procédé à une évaluation avec des groupes-cibles (focus groups) au préalable.

L’agence Cossette, pour sa part, n’a pas voulu donner d’entrevue, invoquant une clause contractuelle de confidentialité.

Commentaires

plutôt que d’inventer des risques inexistants...

En fait, selon le professeur Fallu, la campagne risque fort de porter là où elle ne servira à rien : « En fait, ça va probablement marcher surtout avec ceux qui sont déjà peu à risque, qui sont déjà convaincus, qui ont déjà peur du pot ; on vient renforcer leur attitude anti-consommation. »

C’est exactement ça !
«ça va probablement marcher surtout avec ceux qui sont déjà peu à risque, qui sont déjà convaincus...»

La même chose s’est produite pour les campagnes anti alcool et tabac !
Ceux qu’ils visaient c’était la minorité des jeunes qui abusent, perdent le contrôle.
Pas les déjà peu à risque, déjà convaincus.

Il y a une baisse de consommateurs
mais pas une baisse de consommation
pour ceux qui continuent, augmentent leur consommation problématique personnelle.

Sous-estimer l’intelligence des jeunes
parce que leur cerveau n'est pas complètement développé ?

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