L'arroseur arrosé : 2.1. Impacts environnementaux généraux (sur les lieux de production, de consommation et de trafic)

2.1.1 Impacts sur les lieux de production

Les dommages infligés à l’environnement dans les pays de la Communauté andine seront détaillés un peu plus loin. Mais une chose à préciser d’entrée de jeu est que la distinction entre pays producteurs et consommateurs, qui était assez nette à l’époque de l’adoption des conventions, a tendance à devenir de plus en plus floue. Alors que les pays du Sud étaient généralement des lieux de production et de transit des substances illicites, de nombreux facteurs (guerres, effondrement économique, déplacements de populations) ont destructuré les sociétés traditionnelles et donné lieu à une explosion de la dépendance aux drogues sur tous les continents. Ainsi, le Brésil est devenu le second marché mondial en importance derrière les États-Unis en ce qui a trait à la cocaïne, alors que les pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord ont développé une véritable industrie parallèle de production de cannabis, d’ecstasy, etc. [7]

Une autre distinction géographique traditionnelle, cette fois entre les campagnes « productrices » et les villes « consommatrices », ne tient pas la route non plus. Le phénomène des grow ops (cultures hydroponiques de cannabis en milieu urbain) en témoigne, tout comme l’usage du crystal meth (métamphétamines) dans les petites communautés rurales d’Amérique du Nord. Cette drogue de synthèse est obtenue à peu de frais à l’aide de précurseurs bon marché :

One method combines red phosphorous, usually taken from the strips on matchboxes; pseudoephedrine, from cold tablets; and iodine. The other method, more common in farming country, involves anhydrous ammonia, a liquid fertilizer, cooked with pseudoephedrine and lithium, taken from car batteries. [8]

Ces méthodes de production dégageraient 6 parties de résidus toxiques pour chaque partie de drogue stimulante obtenue, selon des sources policières :

DEA officials estimate that for each pound of meth produced, a lab operator winds up with 6 pounds of toxic waste, including leftover chemicals such as anhydrous ammonia and lye, and solid meth residue. [...] In fiscal 2002, the DEA reported more than 9,000 lab raids, up from just more than 800 in 1995. [9]

En résumé, les activités de production de drogues illicites ont lieu autant dans les villes que dans les campagnes, au Nord comme au Sud. Alors que le crystal meth a suscité un début de prise de conscience environnementale en Amérique du Nord, les pays de la Communauté andine demeurent encore de grands producteurs fortement associés à la cocaïne dans l’imaginaire collectif nord-américain. Pour des raisons historiques, la Colombie est littéralement stigmatisée, ce qui contribue à légitimer, auprès de l’opinion publique, les programmes d’éradication entrepris dans ce pays.

2.1.2 Impacts sur les lieux de consommation

Comme il a été mentionné plus haut, la consommation de drogues de par le monde affecte surtout les grandes villes, sans que cela ne leur soit exclusif. Mais comment ce phénomène social affecte-t-il l’environnement? Il semble en tout cas que les dommages causés par la consommation en contexte prohibitionniste vont beaucoup plus loin que les seringues abandonnées dans les ruelles ou la propagation du VIH, à en croire le chercheur Avi Brisman. Celui-ci a tenté d’illustrer le lien causal existant entre 1) la peur de la criminalité chez l’Américain moyen; 2) le déclin des centre-villes (et son corollaire, le phénomène d’expansion sans fin des banlieues); et 3) l’engouement pour les véhicules utilitaires sport (VUS) aux allures de chars d’assaut, dans le but de démontrer que la criminalisation et la marginalisation des usagers de drogues est un frein au développement durable! [10]

Cet exemple, tiré d’une réalité nord-américaine certes très différente de celle vécue par le paysan péruvien, nous invite tout de même à considérer l’impact à long terme des activités de production et d’éradication des drogues dans un contexte de criminalisation. Se pourrait-il que ces activités finissent par destructurer de manière irréversible la société et l’environnement des pays andins?

2.1.3 Impacts du commerce illicite (trafic)

La dissimulation des activités d’acheminement des substances illicites à destination, via de nombreux points d’entrée et de sortie (centres régionaux, ports internationaux, etc.) rend l’évaluation objective de leurs effets quasi impossible. On peut parier que les dommages environnementaux les plus grands sont dûs à la déforestation et à la dispersion de produits chimiques reliées à l’existence de dizaines, voire de centaines de pistes d’atterrissage construites en pleine jungle.

À cela s’ajoute l’impact des Forward Operating Locations (FOL), bases militaires dont la raison d’être officielle est d’intercepter les avions servant au trafic des substances illicites. Des FOL ont été construites à Curaçao, Aruba et Manta (Équateur), afin de lancer les quelque 2000 missions annuelles de surveillance aérienne qui partaient de la base aérienne d’Howard (Panama) jusqu’en 1999. [11] Or, les problèmes environnementaux qu’ont affrontés courageusement les résidents de l’île de Vieques, au large de Porto Rico, en disent long sur le peu de cas que les forces américaines (en l’occurrence, la U.S. Navy) font du principe de précaution sur les territoires qu’ils occupent. [12] Enfin, un « incident isolé » comme l’immunité accordée à 5 soldats américains, arrêtés en mars 2005 pour avoir tenté d’importer 16 kg de cocaïne [13] — lorsque confronté aux propos de l’ex-détective Michael Levine [14] — donne l’impression que l’utilisation des bases américaines à des fins de trafic de stupéfiants est plutôt monnaie courante. Une fois de plus, la distinction devient floue entre les installations servant au narcotrafic, et les installations servant à contrer ce trafic. Et puisque les FOL servent aussi des intérêts géostratégiques plus généraux comme le contrôle des ressources énergétiques, une évaluation objective de l’impact des activités strictement reliées aux drogues devient quasiment impossible.


[10] Brisman, Avi, 2004. « Double Whammy : Collateral Consequences of Conviction and Imprisonment for Sustainable Communities and the Environment », Wm. & Mary Envtl. L. & Pol'y Rev., 28, 2, pp. 423-475.
[11] Armenta, Amira et al., éd., 2003. « Forward Operation Locations in Latin America : Transcending Drug Control ». Drugs & Conflict, 6. Amsterdam : Transnational Institute, p. 3.
[12] « US Navy begins ‘last’ Vieques exercise », 13 janvier 2003. En ligne : BBC News World Edition, http://news.bbc.co.uk/1/hi/world/americas/2655633.stm. Des obus à l’uranium appauvri ont été amplement utilisés dans les exercices conduits sur cette île depuis 1947, ce qui a donné lieu à un accroissement du taux de cancer parmi la population.
[13] « Colombia ‘will not try US troops’ », BBC News World Edition, 7 avril 2005. En ligne : http://news.bbc.co.uk/2/hi/americas/4420329.stm
[14] Levine, Michael, 2002. « Mainstream Media : The Drug War’s Shills », dans Kristina Borjesson, éd., Into the Buzzsaw : Leading Journalists Expose the Myth of a Free Press. New York : Prometheus. Fort de ses 25 ans d’expérience à la DEA, Levine n’hésite pas à affirmer que la CIA — que ses collègues surnommaient « Cocaine Import Agency » — s’est lancée dans le trafic de drogue à grande échelle, en Asie du Sud-Est puis en Amérique centrale.
[15] Armenta, Amira, et al., éd., 2003. Op. cit., p. 10.