Dominique Anglade face à la «falaise de verre»

Le choix de nommer des femmes à la direction de partis politiques dans la tourmente s’explique par le fait que celles-ci incarneraient le changement.

Dominique Anglade face à la «falaise de verre»
May 15, 2020 11.06am EDT
Authors
Mireille Lalancette
Professor, Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR)

Anne-Marie Pilote
Doctorante en communication, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Disclosure statement
Anne-Marie Pilote a reçu des financements du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

Mireille Lalancette does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.

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Dominique Anglade est devenue cette semaine la première femme à prendre la tête du Parti libéral du Québec.

Les défis à relever sont immenses : réussir à briller et mobiliser ses collègues dans un contexte de pandémie où l’effacement des partis d’opposition est spectaculaire. Et surtout, amener à la victoire un parti qui a subi une défaite historique lors des élections québécoises de 2018. Une tâche colossale qui évoque un phénomène propre aux femmes politiques : celui de la « falaise de verre ».

Développé par les chercheurs britanniques Michelle Ryan et Alexandrer Haslam, le concept de « falaise de verre » renvoie à la tendance de nommer des femmes à des postes de pouvoir au sein d’organisations qui vacillent.

Une pratique qui place ces nouvelles leaders dans une situation où le risque d’échouer est élevé et où la responsabilité des mauvaises décisions prises par leurs prédécesseurs tend à leur être imputée. De Kim Cambell à Alison Redford, Christy Clark, en passant par Kathleen Wynne et Pauline Marois, les femmes qui sont devenues cheffes de partis canadiens et ont été élues (ou nommées) premières ministres l’ont été à la tête de partis qui faisaient face à un avenir précaire et incertain. Et ce, même si ces partis ont autrefois eu la faveur populaire et obtenu de grands succès électoraux.

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C’est ce que la politologue Sylvia Bashevkin appelle le défi du « leadership impitoyable ». Une étude des professeurs Melanee Thomas et Marc Bodet, des universités de Calgary et Laval, démontre également que les femmes sont souvent les « agneaux sacrifiés » des partis politiques.

Dans le cadre de nos travaux, nous nous intéressons toutes deux aux représentations médiatiques des acteurs politiques — masculins et féminins — ainsi qu’aux défis rencontrés par les femmes lorsqu’elles exercent leur leadership.

Une collection de titres de « premières »
Le choix de nommer des femmes à la direction de partis politiques dans la tourmente s’explique par le fait que celles-ci incarneraient le changement. Parce que censées exercer un pouvoir au « féminin » (empathie, collégialité, honnêteté, pragmatisme), elles marqueraient une rupture avec le modèle dominant (masculin). C’est du moins ce que montrent les travaux de Clara Kulich, chercheure à l’Université de Genève

Dominique Anglade cumule les titres de « premières ». Première femme à la tête du PLQ de même que première femme noire et première immigrante de première génération à la tête d’un parti au Québec. Elle est première depuis déjà longtemps, et ce, bien avant la politique. Dans une entrevue accordée à Marie-Louise Arsenault sous le thème Femmes et pouvoir, elle présentait ses débuts, à 22 ans, comme ingénieure chez Procter & Gamble, en Ontario :

Il n’y avait pas de femmes, pas de jeunes, pas de francophones et pas de minorités visibles ! J’étais quatre fois une minorité. Je n’ai pas eu le choix de m’intégrer rapidement et de faire mes preuves. Par la suite, ça m’a beaucoup servi.

Ces étiquettes de première font en sorte qu’Anglade est présentée comme une « pionnière exceptionnelle ». Elle est difficilement imitable ayant défié les normes du genre, de la race et brisé d’autres plafonds de verre. Ce cadrage de la première femme peut à la fois l’aider en mettant de l’avant son côté hors du commun et ses grandes capacités, mais aussi être préjudiciable à sa carrière parce que cela la place dans une catégorie à part et met beaucoup de pression sur elle afin qu’elle performe.

Justement, Dominique Anglade aura à relever plusieurs défis.

Une cheffe couronnée sans opposition
Plusieurs de ces défis sont liés à la double contrainte ou au double standard que les femmes rencontrent tout au long de leur carrière (que celle-ci soit politique ou non).

Dominique Anglade sera jugée selon les normes masculines du milieu politique, mais devra aussi répondre aux normes sociales qui lui prescrivent des comportements féminins. Elle devra être ferme tout en étant douce. Sa légitimité politique est déjà évaluée dans les médias traditionnels et sociaux en fonction de ces standards. Si elle échoue à sortir le PLQ de cette période difficile, on mettra en doute ses compétences ou son « manque de leadership » comme l’a déjà suggéré maladroitement la chroniqueuse Josée Legault à propos de Kim Campbell et Pauline Marois.

Un autre défi est lié au moment et au contexte de son élection. Son arrivée en poste coïncide en plus avec la plus grande éclipse médiatique jamais vécue. La CAQ se portait bien avant la Covid-19. Elle se porte encore mieux en contexte de pandémie.

Le timing est névralgique lorsque les leaders sont élus chefs de leurs partis et Dominique Anglade n’a pas eu droit à la couverture habituelle qu’un chef de l’opposition peut s’attendre à recevoir dans des circonstances pareilles. Son élection sera aussi contestée, comme elle a été couronnée faute d’opposant sérieux et d’élections.

D’ailleurs, Dominique Anglade est déjà délégitimisée parce qu’elle a hérité du trône « par défaut » : le chroniqueur Michel David soulignait dans une récente chronique que Parizeau, Bouchard, Charest, Landry, Marois ont aussi pris la barre de leur parti sans affronter d’adversaire, mais « qu’ils en imposaient par leur stature » (ce qui sous-tend qu’Anglade, elle, n’impressionne pas). En somme, le mauvais timing et l’absence d’opposant empêchant son élection, qui doit normalement être perçue comme héroïque et honorable, nuisent dès le départ à la légitimité d’Anglade.

Aller au-delà de la « femme noire » de Montréal
Dernier défi : la nouvelle cheffe du PLQ devra changer l’image d’un parti dit « montréalocentré » et identifié aux minorités visibles — images auxquelles elle est également associée. Dans les prochains mois, et à l’aune de la campagne électorale de 2022, les discours des journalistes, des opposants et des électeurs à son égard seront sans merci. Échappera-t-elle au cliché raciste et sexiste de la « angry black woman » dont même la charismatique Michelle Obama a fait l’objet ?

Les Québécois sont « absolument prêts » à être dirigés par une femme noire, a affirmé Dominique Anglade. Rappelons que même si « la validité de la prétention au pouvoir d’un acteur politique ne devrait pas être remise en question sur la base du sexe, de la race, de la capacité physique ou de l’orientation sexuelle », soulignait dans Ms Prime Minister, Linda Trimble chercheure canadienne spécialiste des femmes en politique, c’est pourtant souvent le cas. Jagmeet Singh, chef du NPD lors des élections fédérales de 2019, a eu à vivre ce racisme systémique alors que l’on contestait la capacité du Canada à élire un premier ministre sikh.

Dominique Anglade a eu le courage de se présenter cheffe du PLQ et de vouloir s’impliquer en politique. Si elle est moins connue et n’a pas l’expérience politique de ses prédécesseurs, son parcours professionnel est aussi impressionnant que celui de ses acolytes masculins. Diplômée de l’école Polytechnique et des HEC, elle a été PDG de Montréal International, présidente de la CAQ et ministre dans le gouvernement Couillard.

Dominique Anglade a toutefois devant elle cette fameuse « falaise de verre ». Elle devra relever les défis liés au leadership impitoyable dans lequel elle se retrouve. L’avenir nous dira comment elle saura l’exercer. En attendant, François Legault la connaît bien. Il sait face à quelle adversaire il se retrouvera.

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