La croisade du professeur Nahas ... ou l’art de la désinformation
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La croisade du professeur Nahas
... ou l’art de la désinformation
Quelle est l'origine des campagnes sur "la toxicité du cannabis" ? Il nous a semblé intéressant d'y aller voir. Nous n'avons pas été déçus...
Le professeur Nahas n'est pas un scientifique comme les autres : avant même de commencer ses recherches, il savait déjà ce qu'il allait trouver. Son premier projet de recherche, à l'université de Columbia aux États-Unis, dans les années cinquante, était en effet destiné, selon ses propres termes, “à prouver le très grand danger de la marijuana dans tous les domaines de la biologie". Tout est dans ce mot : prouver. Non pas chercher, mais prouver.
D'ailleurs, le professeur Nahas n'en fait pas mystère : “ Je suis un ennemi du cannabis, et je lutterai contre le cannabis par tous les moyens.” Et de fait, dans cette lutte, tous les moyens sont bons.
Car le combat contre le cannabis, présenté comme un combat pour la santé publique, est en réalité bien autre chose : c'est un combat pour des valeurs qui n'osent pas s'afficher au grand jour. Si bien que, d'emblée, le débat, si débat il y a, est faussé : on ne débat jamais du fond.
Ceux qui se battent pour ce système de valeurs qui n'ose pas dire son nom sont cependant si sûrs de leur supériorité morale que la fin leur semble justifier les moyens. Quant aux buts, il est, lui du moins, clairement défini : extirper hors de la société occidentale, et si possible à l'échelle planétaire, le cannabis, preçu comme une menace. Il faut avoir cela à l'esprit pour mesurer la portée des petites phrases qui parsèment les publications du professeur Nahas : selon lui, les fumeurs de joints "perdent tout intêret pour des objectifs valables". Valable renvoie à "valeurs". Mais les valeurs en question ne sont jamais explicitées, car elles risqueraient trop de ne pas faire l'unanimité.
Mieux vaux se battre sur un autre terrain, qui présente l'avantage d'une apparente neutralité : celui de la science. Car si chacun se forge son propre système de valeurs, la science est censée reposer sur des faits. Elle est donc, en principe, acceptable par tous. Et elle présente un avantage supplémentaire : celui d'être hermétique. Si bien que le grand public est obligé d'accepter comme parole d'évangile les résumés d'études scientifiques qu'on lui livre.
LA SCIENCE MALTRAITÉE
Comment le grand public pourrait-il savoir que, dès 1975, l'université de Columbia convoquait une conférence de presse dans l'intention de se désolidariser publiquement des recherches de Gabriel Nahas sur la marijuana ? Sauf à mener une enquête, comment savoir qu'un bon nombre des études sur lesquelles il s'appuie ont été discréditées aux États-Unis et ailleurs pour des fautes méthodologiques si graves qu'elles frôlent l'imposture ?
Les exemples abondent. Nous n'en prendrons qu'un, pour illustrer la façon dont des études apparemment scientifiques sont utilisées pour vulgariser des notions qui n'ont rien de rationnel. Il faut savoir que l'expérience en question et d'autres du même accabit sont toujours citées par Nahas et les siens comme preuve que le cannabis entraîne des dommages cérébraux irréversibles.
Dans cette expérience, on a appliqué sur le visage de malheureux singes de laboratoire un masque à gaz, afin de leur faire respirer de la fumée de cannabis. Puis les singes ont été sacrifiés et l'on a constaté sur eux des dommages cérébraux. L'histoire aurait pu s'arrêter là. Mais elle a une suite édifiante : des chercheurs indépendants, intrigués par ces résultats qui ne concordent pas avec la masse des recherches, se sont acharnés des années durant pour connaître la procédure de cette expérience. Et ils ont ainsi découvert que les singes en question n'avaient eu pour tout air à respirer pendant cinq minutes que la fumée équivalant à la combustion de soixante-trois joints ! Sibien que les animaux étaient en réalité victimes d'asphixie... et que la fumée de bois aurait entraîné les mêmes dommages cérébraux.
Dans une autre étude, citée elle aussi pour démontrer que le cannabis entraîne des dégats cérébraux, on a injecté à des rats du THC pur, à des doses correspondant à mille deux cent fois les doses absorbées par un fumeur de cannabis ! Si ces expériences démontrent quelque chose, c'est bien en réalité la remarquable absence de toxicité du cannabis : pareille dose de n'importe laquelle de nos drogues licites, nicotine, alcool, ou même caféine, est immédiatement fatale à l'animal auquel on l'injecte.
"Un expert ne fait autorité que lorsqu'il est l'allié du pouvoir", écrivent justement Stengers et Ralet. Et le professeur Nahas sert si parfaitement la politique prohibitionniste des pays industrialisés qu'on lui fait une place en or : il a longtemps été conseillé spécial de la commission des drogues de l'OMS.
Bien entendu, l'attribution de ce poste ne signale nullement un quelconque mérite scientifique. Il répond au contraire à une nécessité politique : les pays occidentaux ont impérativement besoin de quelqu'un qui fasse contrepoids, du haut de sa "science", aux pays arabes, par tradition tolérants au cannabis mais hostiles à l'alcool.
Cette position à l'ONU (qui lui conférait aussi la direction des rapports annuels) a valu au professeur Nahas un indéniable prestige — sans parler du pouvoir de distribuer les fonds destinés à des recherches allant dans la direction appropriée.
Dans les années quatre-vingt, discrédité aux États-Unis, Gabriel Nahas s'est rabattu sur la France. En sa position de conseiller de Jacques Chirac sur les questions de drogues illicites, il a remporté quelques belles victoires. Et s'apprête à en remporter d'autres.
UN COLLOQUE DÉTOURNÉ
En avril 1992, guidée par l'expertise de Gabriel Nahas, la Mairie de Paris organisait, à l'Académie nationale de médecine, un colloque sur les drogues illicites. Après les allocutions d'usage, la séance de travail démarrait (à tout seigneur tout honneur) par un présentation de Gabriel Nahas sur la toxicité du cannabis. Présentation qui reprend, bien sûr, les thèmes habituels, assortis des preuves habituelles.
Le lecteur curieux peut d'ailleurs se procurer le texte de ces interventions, sous le titre Textes et documents auprès de la Mairie de Paris. Il y trouvera, outre la prose de Nahas (détail amusant, sa bibliographie renvoie pour une bonne part... à ses propres œuvres), des contributions diverses dont certaines, comme celle de F.-R. Ingold et M. Toussirt, sont fort intêressantes.
Mais qu'importent les autres contributions ? Ce qui compte pour Gabriel Nahas, c'est que ce colloque ait eu lieu, lui permettant une fois de plus de se poser comme expert auprès des observateurs non avertis. Ce qui compte, c'est la prétendue caution scientifique que les croisés de la guerre contre le cannabis tirent d'un tel colloque.
Il faut lire, à l'avant-dernière page, les conclusions générales du colloque, par le professeur Henri Baylon, président de l'Académie de médecine — conclusions qui ne font que reprendre les stéréotypes de la doctrine officielle, et qui en viennent même à oublier que le colloque portait sur l'ensemble des drogues illicites et non sur le seul cannabis. Pour aperçu :
• "La toxicité du cannabis est aujourd'hui bien établie, en particulier pour le système nerveux central." Faux ! Voir à ce sujet l'interview de Jean-Pol Tassin, page 8.
• "Les consommateurs de cannabis, dans une proportion importante, deviennent un jour consommateurs de cocaïne ou d'héroïne." Faux ! Les spécialistes de tous bord, y compris l'ineffable docteur Curtet, situent ce chiffre aux alentours de 4%.
• "Là où une libéralisation de l'usage du cannabis a été réalisé, on a assisté à une augmentation considérable de sa consommation et des accidents consécutifs." Faux ! En Hollande, avec vingt-cinq ans de recul, on n'a assisté à aucune augmentation ne de la consommation ni d'aucun type d'accident. Et dans les États américains qui ont dépénalisé, on a même enregistré une baisse de la consommation.
Encore une fois, le but d'un tel colloque n'est pas de faire progresser la science, mais de doter les croisés anti cannabis d'armes efficaces.
Lorsque les actes du colloque furent publiés, on vit sortir de l'ombre une Alliance nationale contre la toxicomanie, qui organisa une conférence de presse. C'était au mois d'avril. Un communiqué de presse fut diffusé. Première remarque, le nom même du colloque y est transformé : de "Colloque scientifique international sur les drogues illicites", il est devenu "Colloque sur la physiopathologie du cannabis". Étrange tour de passe-passe qui relève, une fois de plus, de la falsification. Aussi ne sera-t-on pas étonné d'apprendre que l'Alliance nationale contre la toxicomanie est présidée par... Gabriel Nahas.
Parmi la liste des invités présents, on s'étonnera pas non plus de trouver Jean-Paul Séguéla, conseiller pour la toxicomanie du ministère de l'Intérieur (lequel s'est distingué en évoquant le fameux "syndrôme frontal de latéralisation gauche" qui frappe les fumeurs de cannabis).
LE MINISTRE DE LA SANTÉ LUI-MÊME
Le communiqué de presse diffusé pour l'occasion, mentionne une expérience indiquant "un déficit psychomoteur chez les pilotes d'avion en simulateur de vol, mesurable vingt-quatre heures après la consommation d'une seule cigarette de cannabis". Résultat remarquable, car toutes les études pratiquées à ce jour indiquent au contraire que les effets d'un joint se dissipent en une heure, voire deux, et qu'ils ont en tout cas disparu quatre heures plus tard.
Ce résultat étrange a été abondamment cité, et le sera encore : notre sécurité même n'est-elle pas en jeu ? Philippe Douste-Blazy, notre ministre de la Santé, s'est cru bien inspiré en la citant. Ce qui a donné ceci : " Au bout de quatre heures, le pilote se pose à cinq mètres de la ligne médiane, au bout de douze heures à vingt mètres, et après seize heures à quarante mètres." (Le Quotidien du médecin du 3 septembre 1993). On est en pleine caricature.
Une fois de plus, il s'avère fort intéressant de se pencher en compagnie d'un scientifique à l'esprit critique sur l'expérience qui est à la base de tout ce bruit. On en découvre alors de belles... L'expérience en question (elle fait partie des actes du colloque) s'est déroulée en trois temps. Dans un premier temps, conduite sur un simulateur de vol jugé peu réaliste par les pilotes qui avaient fumé du cannabis et les autres. Mais lorsque l'expérience fut renouvelée avec un simulateur de vol perfectionné, cette différence disparut. Les expérimentateurs se demandèrent alors comment la faire réaparaître. Ils imaginèrent pour cela de compliquer à l'extrême la tâche des pilotes en multipliant les actions simultanées. À la manoeuvre d'atterrissage, ils ajoutèrent donc une communication radio avec la tour de contrôle, un autre appareil à repérer et une collision à éviter, une panne de moteur, et enfin de mauvaises conditions météo. Pour faire bonne mesure, ils réduisirent aussi le temps d'apprentissage. Alors, à la satisfaction des expérimentateurs, et sans qu'ils aient à demander aux pilotes de faire aussi les pieds aux murs durant la manoeuvre, la fameuse différence entre ceux qui avaient fumé un joint et ceux qui n'en avaient pas fumé réapparut après vingt-quatre heures. Mais ce que l'on omet de nous dire c'est, en jargon scientifique, que malgré tous les efforts déployés, l'amplitude de cette différence est extraordinairement faible : du même ordre que celle enregistrée entre le groupe de pilotes âgés de vingt-cinq ans en moyenne et ceux agês de trente-sept ans en moyenne. Autrement dit, comme le fait justement remarquer Marie-Ange d'Adler dans l'Évènement du jeudi du 23 septembre 1993 : "On trouverai probablement des différences similaires entre pilotes qui ont dormi deux heures de plus ou de moins, fumé du tabac ou pas, bu la veille un whisky ou pas, etc."
Et voilà comment Gabriel Nahas et son Alliance nationale contre la toxicomanie manipulent la science. Et voilà comment le grand public est berné. Et voilà comment nos politiciens répandent la bonne parole. À ce train-là, les campagnes d'information promises par Balladur risquent d'être aussi affligeantes que d'habitude.
À moins que ces bévues successives n'inspirent nos politiciens à plus de circonspection et qu'ils décident à choisir mieux leurs conseillers. Voilà quarante ans que Gabriel Nahas et les siens empoisonnent le débat ; il serait temps de le reconnaître et de traiter les français en adultes.
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