Mama coca en liberté surveillée
Le Devoir, le lundi 31 juillet 2006
Bourgault-Côté, Guillaume; Ballivy, Violaine
En gagnant les élections présidentielles de décembre dernier en Bolivie, Evo Morales a fait naître un immense espoir dans la population autochtone, l'une des plus pauvres du continent. Nos collaborateurs rentrent d'un séjour de trois mois dans ce pays. Nous publions aujourd'hui le deuxième volet d'une série de six textes qui dressent le portrait de la situation indienne bolivienne.
Villa Turani, Chaparé - Incident diplomatique, le 11 mars dernier. Pour sa première rencontre avec la secrétaire d'État américaine Condoleeza Rice, le président Evo Morales lui offre un charango, l'instrument traditionnel de la région. Il l'a choisi spécialement: sa décoration est faite de feuilles de coca séchées. Devant les caméras, Mme Rice esquisse un sourire gêné. Le cadeau est empoisonné. Il vient rappeler à Washington que la lutte contre l'éradication de la coca en Bolivie est un échec. Et que ses contrecoups ont mené un cocalero à la présidence du pays.
Quatrième souterrain de la mine de Potosi. Même vidée, l'ancienne cathédrale d'argent a encore le ventre chaud et les parois dures. L'ambiance est lourde: huit millions d'indiens ont péri ici durant l'époque coloniale. Une sorte d'enfer éclairé à la lampe de poche. Aujourd'hui, à coups de masse et de pic, Carlos tente encore de trouver un filon de zinc ou de plomb. Le travail est harassant. Mais le mineur a un outil secret qui éloigne faim et fatigue: la coca.
Il n'est pas le seul à connaître la recette, loin s'en faut. On calcule qu'environ trois millions de Boliviens consomment chaque jour de la coca, en feuille ou en maté (infusion). Les vieux l'appellent affectueusement «Mama Coca». Une plante sacrée bourrée de vertus médicinales, disent-ils la bouche pleine, une joue déformée par la chique.
Sur l'altiplano, elle combat le mal des montagnes. Ailleurs, elle permet de supporter les pires boulots. Ou simplement de relaxer. L'Université Harvard a déjà établi que 100 grammes de coca suffisaient à satisfaire les besoins journaliers en calcium, phosphore, fer, vitamines A et B. Les Indiens le savaient sans le savoir: ils mastiquent la coca depuis la nuit des temps andins. Le rite fait partie intégrante de leur culture.
La plante est populaire: Coca-Cola l'a d'ailleurs longtemps utilisée dans sa recette originale. Mais elle n'a pas que des adeptes. Car aux yeux du monde - et surtout de Washington - c'est avant tout l'ingrédient de base de la cocaïne, poudre blanche d'Amérique: une plante maudite, en somme.
La Bolivie est en effet le troisième producteur mondial de cocaïne, selon l'ONU, derrière la Colombie et le Pérou. Environ 0,5% de la composition de la feuille de coca est un alcaloïde de cocaïne. C'est pourquoi la culture de la coca est directement visée par le grand plan de lutte contre le narcotrafic que les États-Unis mènent à coups de milliards de dollars en Amérique du Sud depuis une quinzaine d'années.
Une convention internationale établit depuis 1961 que la coca est une plante illicite, au même titre que le cannabis ou le pavot. Sous les pressions internationales, la Bolivie s'est engagée depuis 1988 dans une campagne d'éradication de la majeure partie de la production nationale. L'opération est financée et dirigée par la Drug Enforcement Agency (DEA) américaine (les deux tiers de l'aide américaine en Bolivie sont consacrés au projet). La loi 1008 promulguée à l'époque promettait des primes financières pour ceux qui accepteraient de reconvertir leurs cultures et d'adopter des produits légaux.
Depuis, Mama Coca est en liberté surveillée: le gouvernement permet la production dans la région des Yungas, à l'est de La Paz, où on estime que le volume produit est suffisant pour satisfaire la consommation traditionnelle. Des marchés spéciaux sont prévus pour la vente. L'éradication du cocaïer - faite à la main par des patrouilles - se concentre donc sur la production de la région du Chaparé (entre Cochabamba et Santa Cruz), qu'on présume destinée au marché de la drogue. «Peut-être pas dans sa totalité, mais assurément une bonne partie», affirme le sociologue français Alain Labrousse, auteur du Dictionnaire géopolitique des drogues. En 1995, entre 30 et 50 % du produit des exportations boliviennes provenait de l'argent de la drogue.
Bilan catastrophe
Près de 20 ans après le début de l'éradication, le bilan global n'est guère reluisant. Non seulement l'objectif de l'ONU d'avoir réglé la question d'ici 2008 ne sera pas atteint, mais les Américains se rendent aujourd'hui compte que la guerre contre les stups leur échappe. Le prix de la cocaïne est au plus bas, sa qualité est meilleure et le marché est plus étendu.
Le plan américain est un «échec total» en Bolivie, affirme le politologue bolivien Roberto Laserna, expert reconnu de la question. «Les coût sociaux, politiques, économiques et humains ont été immenses, sans qu'on arrive à un résultat probant.» Mal planifié, le programme de culture alternative n'a jamais décollé. «La DEA et le gouvernement ont voulu remplacer une culture facile et payante, la coca, par d'autres cultures plus complexes et risquées, dont les campesinos n'avaient pas l'habitude», observe le sociologue José Mirtenbaum.
«On a dit aux cocaleros: "faites pousser du palmito (coeurs de palmiers) ou des ananas!", ajoute Godofredo Reinicke, ancien Défenseur du peuple (droits de l'homme) dans la région cocalière du Chaparé, entre 1998 et 2005. Mais si on veut que ça marche, qu'on puisse exporter ces produits, ça prend de l'aide et elle n'est jamais venue.» Ainsi, plusieurs cocaleros qui avaient accepté d'abandonner leur culture de coca y sont revenus rapidement. C'est plus payant, et il y a moins de risques et d'entretien. Après des années de régression (de 50 000 à 14 000 hectares entre 1990 et 2000), l'étendue des plantations a recommencé à croître (27 000 hectares en 2004).
Mais surtout, le plan d'éradication américano-bolivien a provoqué en Bolivie une furieuse levée de boucliers chez les cocaleros. Puissant, champion des blocages de routes et des manifestations, le mouvement a réussi à faire plier le gouvernement plusieurs fois, avant de passer lui-même dans la sphère politique. C'est aujourd'hui la première force politique en Bolivie (le Mouvement vers le Socialisme -MAS).
Question de culture
Sur la spectaculaire route reliant Cochabamba et Villa Turani, de l'altiplano à la jungle, on croise deux guérites militaires où les agents des stups contrôlent véhicules et passagers. Bienvenue au Chaparé, zone rouge de la culture de coca.
«C'est une région extrêmement pauvre, avec des conditions sanitaires difficiles», indique Godofredo Reinicke, au volant de sa Jeep qui longe des ravins dans la brume, en montrant du doigt quelques maisons. Pas d'eau potable, pas d'électricité. Les casitas, isolées et très sommaires, sont construites sur de frêles pilotis de bois: l'ensemble donne une impression d'extrême fragilité. Autour, la jungle est touffue, chaude et humide. Parfaite pour dissimuler les cultures.
Ce n'est toutefois plus nécessaire depuis 2004. Un accord temporaire entre le gouvernement et les cocaleros leur permet de cultiver librement un cato de coca par famille (1600 mètres carrés, soit 13 000 hectares au total). L'entente sera réévaluée dès que les autorités auront achevé une étude déterminant combien il faut d'hectares pour satisfaire la consommation traditionnelle. Les résultats sont attendus dans les prochaines semaines. «Cette trêve fait beaucoup de bien à la région», note M. Reinicke.
Evo Morales a promis de pérenniser cette concession et de mener une campagne internationale pour décriminaliser la plante - tout en luttant âprement contre le narcotrafic. «On pourrait mieux contrôler la production si elle était légale, croit Jose Mirtenbaum, on saurait où va la coca et comment on la cultive.» Le gouvernement veut développer les usages licites de la coca sous toutes ses formes (farine, dentifrice, tisane - la Chine serait intéressée) pour créer un marché justifiant l'ensemble de la production bolivienne et prouver que «la coca n'est pas la cocaïne».
«On ne peut pas se passer du revenu de la coca», indique Hilaria Setia, cocalera installée en plein coeur de la jungle, à deux heures de marche de la route la plus proche. Sa maison est dénuée de tout, sauf d'une radio-batterie et d'un poster d'Evo Morales. Ce dernier possédait une plantation tout près d'ici.
La plupart des producteurs affirment gagner environ 75 dollars par mois avec cette culture, facile d'entretien et donnant trois récoltes par année. «C'est peu comme revenu, mais c'est essentiel», dit Mme Setia. Avec les pommes de terre, le yucca ou les bananes qui sont plantés sur les mêmes terres, les cocaleros arrivent à survivre.
«Mais je ne comprends pas ceux qui disent qu'on est riches avec ça. S'il y a de la drogue qui se fait ici, ce n'est pas nous qui en bénéficions, affirme-t-elle. Ici, on a à peine de quoi manger, de quoi dormir. L'argent se fait ailleurs, mais c'est nous qui en payons le prix.» À l'instar des autres cocaleros interrogés, Mme Setia affirme n'avoir jamais vu de cocaïne par ici: «No sé.»
Hilaria Setia a payé cher sa résistance contre l'éradication. Comme beaucoup d'autres. En 2001, elle a reçu en pleine poitrine une balle qui est ressortie près de son omoplate. Le conflit a gardé Godofredo Reinicke fort occupé: il a traité des centaines de plaintes de violations des droits de l'homme, et vu les cadavres d'une centaine de paysans. À la Radio-Chipirri, «la voix des cocaleros» qui est en fait un petit studio de brousse au bout d'une route de terre, le directeur se rappelle cette époque noire.
«Chaque jour il y avait quelque chose, explique doucement Egberto Chipana Limachi. Des femmes violées, des violences physiques, des blessures graves. Nos droits humains ont été constamment bafoués. [...] Mais depuis 2004, les choses se tassent. On peut commercialiser un peu notre produit, et les gens retrouvent leur fierté.»
L'atmosphère est assez bonne pour que les cocaleros aient envie de collaborer avec le gouvernement, estime le secrétaire exécutif de la Fédération des Centrales Unidas. «Ici, le syndicat est plus fort que la police, dit Asencio Picha Garnica. Et la consigne est claire: un cato, pas plus. On va le respecter. On aime mieux avoir une production moins importante - mais légale - que de continuer à vivre caché. Question de dignité.»
Reste à convaincre la communauté internationale des bienfaits de la coca. Et cette bataille est loin d'être gagnée. Pour preuve, Condoleeza Rice a laissé son charango «illégal» en Amérique du Sud.
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