Les temps modernes: la peur du fléau
Le cannabis et ses préparations deviennent synonymes de fléau au plan mondial dans les années 30. La plante en vient à représenter la quintessence de la « drogue » : son usage fait dès le début du 20e siècle l’objet d’une stigmatisation mise en scène à des fins politico-économiques, dans la mesure où l’opprobre dont elle est chargée demeure sans rapport avec sa toxicité véritable. Les consommateurs de cannabis appartiennent à des groupes culturels souvent mal compris, peu intégrés. Il s’agira selon les époques, de distinction raciale (à l’égard des noirs et des latinos aux États-Unis) ou purement culturelle (à l’égard des jeunes revendiquant un idéal social nouveau dans l’Amérique des années 60). Sami-Ali le précise avec force : « C’est autour du problème du haschisch, drogue qui nous vient d’Orient, qu’on assiste à la rencontre de deux systèmes de valeurs oriental et occidental dans lesquels l’expérience d’intoxication est diversement vécue, assimilée et justifiée. L’intérêt qu’elle ne tarde pas à susciter présuppose que la société s’était déjà fixée sur ce qui lui appartient et sur ce qui lui reste étranger. » Nous nous limiterons ici à évoquer quelques repères constituant autant de charnières dans l’histoire du cannabis.
L’« herbe du crime » mexicaine
C’est à partir des Caraïbes, notamment de la Jamaïque, que le cannabis gagne le Mexique, probablement aux alentours de 1870-1880. Il gagne ensuite les États-Unis: d’abord le Texas en 1903, puis, aux alentours de 1910, la Nouvelle-Orléans où il est presque d’emblée proscrit. Il est alors consommé par les ouvriers agricoles de race noire, bien évidemment très pauvres. La Californie le déclare vénéneux en 1907 et son usage non médical sera proscrit dès 1913. À cette époque, sa culture, importante jusqu’au milieu du XIXe siècle, puis détrônée au profit de celle du coton qui s’est développée après la guerre de Sécession, est concurrencée par le développement de l’industrie des fibres synthétiques, d’autant plus fatale qu’un mouvement mené aux États-Unis par Harry Anslinger présente le cannabis, rebaptisé du nom alors inconnu de marijuana, « the weed of madness », l'herbe de la folie, comme une drogue éminemment dangereuse, expliquant la majorité des actes de violence dans le pays et…l'irrespect des Noirs à l’égard des Blancs. Une véritable croisade sera menée pendant cinq à six ans, jusqu’au vote d’une loi prohibant tout usage du cannabis à moins de régler au Trésor américain une taxe exorbitante.
Le ganjah de Jamaïque et les Rastafari
L’introduction du cannabis en Jamaïque remonte aux environs de 1860, lorsque des ouvriers d’origine indienne furent embauchés au titre de contrats à long terme. Ceci explique que la désignation de la drogue soit la même en Inde et dans cette île… L’usage du produit s’est rapidement généralisé dans les classes sociales les plus défavorisées. Des rapports faisant état de troubles mentaux liés à sa consommation devaient aboutir à le voir prohibé par le gouvernement jamaïcain en 1913. Comme bien souvent en matière de prohibition, les mesures, pourtant renforcées dès 1924, n’eurent aucun résultat et la consommation de cannabis, de ganjah, a fini par devenir générale dans l’île.
La fin des années 30 a vu le développement d’une religion, d’un culte, basé sur la consommation de la plante : le culte « rastafari ». Les rastafariens ou rastamen constituent un groupe spirituel prônant le retour aux sources africaines et considérant l’empereur d’Éthiopie Haïlé Sélassié (de son nom Ras Taffari Makonnen) (1892-1975), le négus, comme un dieu à la suite d’une prophétie réalisée par Marcus Garvey en 1927. Cette secte offre aux classes les plus démunies de l’île une identité culturelle fortement revendiquée. Ils portent des cheveux longs, l’Ancien Testament stipulant qu’aucun rasoir ne doit toucher la tête des justes, et sont végétariens. Ce culte s’est étendu à toutes les Caraïbes dans les années 60 et concerne, plus largement, environ 350 000 rastas sur la planète. L’usage de ganjah, préconisé selon eux par la Bible, concerne 60 à 70 % de la population jamaïcaine. Le mode d’usage traditionnel des rastafariens est le spliff, sorte de petit cigare associant tabac et ganjah ou le thé de ganjah. L’utilisation du cannabis est largement associée à la musique reggae, illustrée notamment par les chanteurs Bob Marley, Peter Tosh ou Jacob Miller.
En 1941, le gouvernement jamaïcain a encore alourdi les peines infligées aux usagers et aux producteurs, rendant la législation locale l’une des plus sévères au monde. À la suite de l’accession de la Jamaïque à l’indépendance, en 1962, les autorités ont assoupli la législation. De fait, le trafic a largement prospéré et le cannabis est aujourd’hui la principale culture de rapport dans l’île.
Génération peace and love
L’utilisation du cannabis comme drogue est rare dans l’immédiat après-guerre, exclusion faite au sein de minorités culturelles, ethniques ou religieuses traditionnellement consommatrices. Ainsi dénombrait-on moins de 10 usagers dans le Paris des années 40… À la fin des années 60 et dans les années 70, l’usage de haschisch dans la société occidentale est synonyme de fraternité et de liberté, de révolte sociale contre les valeurs établies, notamment à l’égard du modèle de société dite « de consommation » ayant émergé dans les États-Unis de l’après-guerre. L’herbe se répand dans les campus américains. On estime à 7% la proportion d’étudiants usagers dans l’Amérique de 1968 et à 4% la proportion dans la population générale de plus de 21 ans en 1970. L’usage de cannabis se généralise également sur les campus européens, avec un certain décalage.
Des routards ramènent souvent la résine d’Asie ou d’Amsterdam qui devient une véritable plaque tournante du commerce d’herbe. Le produit n’est alors qu’exceptionnellement frelaté, contrairement à ce qui se produira dès le milieu des années 70, lorsque les importateurs « professionnels », les « dealers », prendront sous leur coupe l’essentiel du trafic. Certains usagers arborent un signe de reconnaissance tel un badge marqué du chiffre 13 (M, initiale de marijuana, treizième lettre de l’alphabet). À cette époque, le cannabis est quasiment objet de ferveur mystique, de culte : « Chaque fois que tu prends une feuille, il faut demander pardon », résume le dessinateur Moebius. La drogue est consommée lors de grass-party ou de high-tea, assis en tailleur sur des coussins, formant un cercle, dans une pièce au décor souvent orientaliste, parfumée à l’encens. L’un des assistants prélève avec respect la dose de haschisch requise dans la réserve commune et prépare shilom ou joints. La préparation circule de bouche en bouche. Les participants boivent du thé à petites gorgées, plus exceptionnellement de la bière. Cette tradition hippie de la consommation de cannabis ne semble donner lieu qu’à de médiocres revendications contre la prohibition, jusqu’au milieu des années 70.
La dépénalisation revendiquée
En 1967, Le Times accepta de louer une pleine page publicitaire à une association souhaitant monter que la législation prohibitionnister était « immorale dans son principe et inapplicable dans la pratique ». Une large mouvance se dessinait alors aux États-Unis, visant à obtenir du gouvernement la libéralisation totale de la culture et de l’utilisation du cannabis. Au début des années 70, une commission proposa de dépénaliser l’usage à titre personnel de la drogue, mais elle fut rejetée par le gouvernement Nixon. Certains des états de la fédération n’ayant toutefois pas suivi cet avis, la consommation de cannabis se développa considérablement, les saisies étant multipliées par 20 entre 1972 et 1975. Les États-Unis demeurent aujourd’hui l’un des plus gros consommateurs de cannabis au monde. Divers mouvements en faveur de la libéralisation du chanvre sous toutes ses formes ont été fondés par la suite, aux É.-U., au Pays-Bas, en Europe. L’un des plus importants, historiquement parlant, est l’association HEMP de Californie (Help End Marijuana Prohibition), fondé par le légendaire Jack Herer. Il existe même diverses institutions visant à préserver les témoignages culturels concernant le cannabis, dont le Hasch Info Museum d’Amsterdam.
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