Le délit de simple possession est un moyen de dissuasion futile en matière d'usage de drogue

Il existe des objections de principe et d'ordre pratique à invoquer le droit pénal contre les auteurs de délits sans victimes ; la possession de drogue pour son usage personnel est un exemple classique de tel délit.

Invoquer le droit pénal pour régir le comportement des individus en ce qui à trait a leur mode de vie personnel, leurs habitudes ou leur vie privée, c'est outrepasser le domaine du droit et sa finalité, c'est abuser de ce puissant instrument de contrôle avec d'inévitables conséquences pratiques et morales.

Lorsqu'un délit ne fait pas de victime et que par conséquent personne ne s'en plaint, toute saisie ou poursuite revêt un caractère très particulier et exige des mesures d'exception qui empiètent sur les libertés individuelles. Les perquisitions, les arrestations et les poursuites dans les affaires de simple possession sont précisément de cette nature. L'État a voulu dans ces cas faire fi des présomptions normales d'innocence et du droit inviolable d'être à l'abri de toute perquisition et de toute fouille sans mandat ; il semble considérer la possession de stupéfiants en soi comme un danger grave et croire que les personnes qui en sont soupçonnées doivent être appréhendées à tout prix. La répression de l'usage des hallucinogènes puissants comporte elle aussi des procédures exceptionnelles d'arrestation.

On n'a pas obtenu l’effet de dissuasion ni le contrôle que l’on escomptait pour justifier ces mesures spéciales. Le nombre de condamnations pour possession d'héroïne est passé de 243 en 1964 a 630 en 1972. Les condamnations pour possession d'hallucinogènes puissants sont loin d'avoir diminué (1 014 en 1970, 1 210 en 1972 pour in L.S.D. et la MDA). Faut-il rappeler que les condamnations pour possession de cannabis se sont multipliées de façon astronomique, passant de 25 en 1964 a 10 695 en 1972.

Enfin, le nombre des condamnations ou même des arrestations ne nous donne qu'une vague idée du nombre des usagers. Selon les rapports de la police, le nombre des toxicomanes connus serait passé de 2 947 en 1964 à 8 958 en 1972, à l’exclusion de ceux appartenant aux professions médicales ou paramédicales et des personnes qui ont contracté la dépendance à la suite de traitements. Le rapport majoritaire souligne que les responsables de la répression ont tenté de « circonscrire » le phénomène en gardant les toxicomanes à vue. Jusqu'à ces dernières années, la police connaissait ou croyait connaître la plupart d'entre eux et pouvait repérer les nouveaux venus.

Toutefois, les événements ont démontré que leurs méthodes de contrôle étaient pour le moins inefficaces. Et les sanctions prévues par la loi, si sévères fussent-elles, n'ont pas empêché un million de Canadiens de fumer de la marijuana et du haschich au cours de l'année. Bien des gens s'imaginent que l'on n'emprisonne plus les fumeurs de cannabis et que c'est l'une des raisons de la popularité croissante de cette drogue; pourtant, en 1972, 560 personnes ont été condamnées à la prison pour simple possession de cette substance.

Il faut se rendre à l'évidence, l'interdiction pénale de la simple possession, en dépit du coût élevé de son application aux opiacés et au cannabis, n'a pas empêché les condamnations pour ce délit, de tripler dans le cas des opiacés et de se multiplier par 425 dans le cas du cannabis, de 1964 à 1972. De plus, il nous faudrait probablement centupler ces chiffres pour nous représenter le nombre réel des usagers. Drogues fortes et drogues faibles sont maintenant utilisées dans de nouveaux secteurs de la population si hétérogènes et si dispersés que les méthodes de la police se trouvent périmées ainsi que le font observer les auteurs du rapport majoritaire.

Le recours au droit pénal en matière de possession et d'usage de drogue peut à la rigueur se justifier par la fonction pédagogique de la loi, ainsi que le mentionnent mes collègues. Toutefois, le législateur ne semble pas avoir très bien compris cet aspect du droit. Pour que cette fonction ait quelque effet, il faudrait qu'elle soit énoncée clairement et adaptée aux circonstances. II faudrait notamment que les interdictions et les peines soient proportionnées au danger de chaque substance, ce qui est loin d'être le cas. Les lois relatives à la possession sont illogiques et sans rapport avec la gravité des conséquences de l'usage des diverses drogues pour l'usager lui-même et pour autrui. L'alcool, de loin le psychotrope le plus dangereux et le plus propre à pousser à la délinquance, se vend sous régie gouvernementale et jouit d'une grande vogue. Le tabac, dont la nocivité a été bien démontrée, se vend licitement et en toute liberté, sauf aux mineurs. Le droit pénal n'interdit pas la possession d'amphétamines, qui suivent l'alcool de près par leur nocivité et leur propriété d'engendrer la délinquance ; le rapport majoritaire ne recommande pas l'adoption de cette interdiction, vu son inefficacité bien démontrée et les difficultés de son application, c'est-à-dire la futilité qu'il y aurait à étendre le délit de simple possession. La possession des barbituriques, qui sont la principale cause de suicide, n'est aucunement interdite et les contrôles applicables à leur distribution sont inefficaces. Le contrôle des ordonnances n'empêche personne d'en abuser ; selon une enquête menée récemment à Toronto, les jeunes peuvent s'en procurer très facilement. On trouve très facilement aussi des tranquillisants mineurs; le contrôle des ordonnances est sans effet là aussi. Par contre, le cannabis, dont la nocivité n'a pas été démontrée, est encore classé parmi les stupéfiants. Bien des tribunaux se montrent indulgents lorsqu'il s'agit de possession de marijuana et de haschich, mais la loi n'en fait pas moins un délit et plus de 500 personnes ont été envoyées en prison pour simple possession, pendant l'année écoulée. Les solvants, pourtant très dangereux, ne sont frappés d'aucune interdiction par la loi et le contrôle de leur distribution et de leur usage, si souhaitable soit-il, serait tout à fait impossible à cause des multiples usages courants auxquels ils se prêtent. La possession des hallucinogènes puissants dont l’abus peut être très dangereux mais qui ne semblent pas pousser à la délinquance et ne produisent pas l’accoutumance, n'est interdite qu'en vertu de la Loi des aliments et drogues, dont l’autorité morale semble moindre que celle de la Loi sur les stupéfiants. Cette impression a été corroborée devant la Commission par un grand nombre de témoins qui ont demandé que le cannabis soit régi par la Loi des aliments et drogues plutôt que par la Loi sur les stupéfiants, parce qu’il n'est pas un stupéfiant en pharmacologie et qu’il ne devrait donc pas relever de la plus sévère des deux lois.

Comme on peut le voir la classification des drogues dans les lois est pleine de contradictions et d'illogisme, ce qui en affaiblit l’autorité morale. De ce fait, l’inscription d'une substance dans une catégorie de médicaments ou de drogues soumis à des contrôles rigoureux n'a plus aucun sens. Les principes implicites dans la loi ont été si souvent démentis par les données pharmacologiques ou par les effets que l'on éprouve soi-même à l'usage de certaines substances, qu'on a cessé il y a longtemps de croire qu’il y avait une relation entre la nocivité d'une substance et sa classification en droit pénal. Il faut dire qu'en ce domaine celui-ci est totalement désuet.

Il semble particulièrement illogique, inefficace et inhumain d'avoir recours au droit pénal contre les toxicomanes. Savants et profanes sont unanimes à reconnaître la très forte propriété qu'ont les stupéfiants opiacés à engendrer la toxicomanie. Et pourtant, contradiction flagrante, nous considérons les héroïnomanes et les autres toxicomanes comme des êtres faibles et vulnérables, souffrant d'un irrépressible besoin physique ou psychique de drogue, et nous les harcelons de perquisitions, d'arrestations, de détention, de procès au criminel, d'amendes et d'emprisonnement. Nous traitons en criminels des personnes que nous estimons atteintes de troubles physiques et psychiques; nous leur imposons des peines qui aggravent l’aliénation dont elles souffrent déjà trop. Ce dont les toxicomanes ont besoin, c'est de compassion, de soins médicaux et psychiatriques.

Les interdictions au droit pénal se sont non seulement avérées inefficaces pour empêcher l'usage des stupéfiants et des hallucinogènes puissants de se répandre, mais elles suscitent un marché illicite où le coût de ces drogues est très élevé et très variable, et le ravitaillement incertain. La plupart des toxicomanes souffrant d'un besoin irrépressible commettent des délits contre la propriété et se livrent même à la violence pour satisfaire leur habitude ou pour trouver l'argent nécessaire. Il est sûr que dans ce contexte de clandestinité et d'illégalité le marché noir profite de la demande.

Les déboursés de l’État pour le dépistage, l'arrestation et la condamnation des usagers des stupéfiants et des hallucinogènes puissants sont injustifiés, compte tenu des résultats. Jusqu'à ces derniers mois, la police prétendait connaitre la plupart des héroïnomanes, et elle se faisait un devoir de les arrêter de temps à autre. Mais de nombreux toxicomanes s'accommodent de ce harcèlement qui, de toute façon, ne les soustrait pas à la dépendance. Les risques et les ennuis d'une arrestation sont plus que compensés par le plaisir et la satisfaction que procure l'habitude des stupéfiants. De plus, nous avons vu qu'aujourd'hui il existe toute une nouvelle génération de toxicomanes inconnus de la police, et à peu de choses près, d'habitués des hallucinogènes forts.