L'arroseur arrosé : 1.1. La réaction des pays de la Communauté andine

En rapport avec ces échappatoires, la position officielle de trois pays andins mérite d’être étudiée. D’une part, la Bolivie a clairement rejeté la voie de la criminalisation, comme en témoignent les déclarations suivantes [6], émises lors de la signature de la Convention, et confirmées lors de sa ratification:

La République de Bolivie formule une réserve expresse à l’égard du paragraphe 2 de l’article 3 et déclare que lesdites dispositions, qui pourraient s’interpréter pour qualifier de criminelles l’utilisation, la consommation, l’acquisition et la culture de la feuille de coca pour l’usage personnel, lui sont inapplicables.

Pour la Bolivie, une telle interprétation desdites dispositions est contraire aux principes de sa Constitution et aux règles fondamentales de son ordre juridique qui consacre le respect de la culture, des utilisations licites, des valeurs et de la personnalité des nationalités qui composent la population bolivienne.

L’ordre juridique bolivien reconnaît le caractère ancestral de l’utilisation licite de la feuille de coca, qu’une grande partie de la population bolivienne utilise depuis des siècles. En formulant cette réserve, la Bolivie considère:

[...]

- qu’elle est largement utilisée et consommée en Bolivie et que, par conséquent, si l’on acceptait d’interpréter ainsi la disposition en question, une grande partie de la population bolivienne pourrait être qualifiée de criminelle et sanctionnée comme telle; c’est pourquoi l’interprétation de l’article dans le sens indiqué est inapplicable à la Bolivie;

[...]

Par cette prise de position, la Bolivie ne laisse aucun doute quant à l’interprétation des échappatoires. La position du Pérou, plus laconique, reflète tout de même celle de la Bolivie:

Le Pérou formule une réserve expresse à l’égard de l’alinéa a) ii) du paragraphe 1 de l’article 3 relative aux infractions et aux sanctions qui cite la culture parmi les activités qualifiées d’infractions pénales sans établir la distinction nécessaire et précise entre culture licite et culture illicite. En conséquence, il formule également une réserve expresse à l’égard de la portée de la définition du trafic illicite donnée à l’article premier où il est fait allusion à l’alinéa a) ii) du paragraphe 1 de l’article 3.

D’autre part, la Colombie a choisi de légitimer la « criminalisation de la culture de la feuille de coca » à condition qu’elle soit jumelée avec des mesures de développement alternatif, ce qui est tout à fait dans l’esprit de la Convention unique telle que modifiée par le Protocole de 1972:

2. La Colombie estime que la criminalisation de la culture de la feuille de coca doit aller de pair avec une politique de développement de remplacement qui tienne compte des droits des collectivités indigènes concernées et de la protection de l’environnement. Dans le même sens, elle considère que le traitement discriminatoire, inéquitable et restrictif réservé à ses produits agricoles d’exportation sur les marchés internationaux, loin de favoriser la lutte contre les cultures illicites est, au contraire, à l’origine de la détérioration de la situation sociale et écologique dans les zones visées. De même, l’État colombien se réserve le droit d’évaluer en toute autonomie l’incidence sur l’environnement des politiques de lutte contre le trafic des stupéfiants dans la mesure où celles d’entre elles qui ont des conséquences néfastes pour les écosystèmes vont à l’encontre de sa constitution.

Cette déclaration démontre par ailleurs que la protection de l’environnement et des écosystèmes était au coeur des préoccupations de la Colombie, ce qui est plutôt positif. Toutefois, l’échec des mesures de développement alternatif est implicitement annoncé par l’admission du « traitement discriminatoire, inéquitable et restrictif réservé à ses produits agricoles ».

On peut supposer que le succès du développement alternatif dépend minimalement de deux facteurs : 1) que les sommes qui y sont consacrées soient égales ou supérieures à celles allouées à l’éradication, et 2) que les débouchés internationaux rendent les cultures de remplacement aussi attrayantes économiquement que les cultures illicites. Malheureusement, ces conditions qui apparaissaient plausibles en 1972 ne se sont pas matérialisées. La déclaration faite par la Colombie en 1988 laissait donc entrevoir qu’elle considérerait légitime d’appliquer des mesures de criminalisation, malgré l’insuffisance et l’inefficacité des cultures de remplacement.

Au moment d’écrire ces lignes, les cocaleros de Bolivie forment un groupe politique incontournable de la vie politique et de la société bolivienne. Appauvris mais organisés, les paysans ont porté leur leader Evo Morales jusqu’à la présidence du pays. La Colombie, quant à elle, s’enlise dans un conflit sans issue prévisible. Attentats à la bombe, populations déplacées, assassinats et prise d’otages sont le lot quotidien de sa population. Le Venezuela et l’Équateur, relativement moins touchés par les cultures illicites, résistent tant bien que mal à la déstabilisation dans leurs zones frontalières. Enfin, le Pérou a pour sa part obtenu « une apparence de bons résultats » en alliant des mesures d’éradication respectueuses des paysans et de vastes programmes de cultures de remplacement. Mais cela est sans doute dû au fait que ce pays fut le premier à mettre de telles mesures en place, ce qui a entraîné une hausse de la production de coca et de pavot dans les pays voisins, par effet de vases communicants.


[6] Acte final de la Convention des Nations Unies contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes, 20 décembre 1988, Doc. NU E/CONF.82/14. En ligne: Collection des Traités
http://untreaty.un.org/FRENCH/bible/frenchinternetbible/partI/chapterVI/...