La réponse des opposants à la prohibition

La mobilisation des adversaires des lois prohibitionnistes date d’au moins trente ans. À mon avis, elle a rarement été si faible et si désorganisée qu’à présent. Chose plus grave, parmi les propositions formulées, il m’apparaît que plusieurs sont sujettes à des dérives et que d’autres font le jeu des prohibitionnistes.

La faiblesse des opposants tient peut-être en partie au fait qu’ils sont divisés en plusieurs sous-groupes. Par exemple, une première fraction se satisferait de changements minuscules : la dépénalisation (au sens strict, de réduction des peines seulement) de l'infraction de possession de drogues douces qui devrait n’être passible que de sanctions économiques. Un deuxième sous-groupe revendique la décriminalisation (c’est-à-dire la « sortie » du code criminel) de l'infraction de possession de cannabis et de culture de cannabis pour usage personnel. C'était la recommandation majoritaire de la Commission LeDain en 1972. Un troisième, plus audacieux, exige que disparaisse du code criminel toute mention de la drogue « cannabis » en regard de toute infraction : possession, trafic, culture, importation. Une fraction peu nombreuse demande la décriminalisation de toutes les drogues interdites. Existe enfin un mouvement qui réclame la légalisation sous régie d'État de toutes les drogues contrôlées. Ma préférence va à cette dernière stratégie.

J’ai émis l’opinion que les tenants de la décriminalisation, surtout si celle-ci est partielle, s’exposent à des dérives et risques la récupération car leurs demandes une fois satisfaites servent à masquer les véritables enjeux et donnent des armes aux prohibitionnistes. Voici comment :

  1. La stratégie qui singularise le cannabis oblige ses tenants à « blanchir » le cannabis pour noircir les autres substances.
  2. On prétendra aussi que les consommateurs de cette substance sont une « classe à part » : ils ne sont pas violents comme les « autres usagers de drogues », ils sont éduqués, socialement acceptables, s'en tiennent aux drogues douces. Cette rhétorique est non seulement trompeuse mais s’appuie sur des préjugés de classe ou de race.
  3. On soutiendra que le commerce du cannabis ne ressemble pas au «trafic ordinaire des autres drogues », qu'il ne s'accompagne pas de violence, de manœuvres frauduleuses. Ce sont là des représentations partielles et intéressées de la scène du chanvre, bien différentes de ce qu’on observe sur le terrain, dans le travail clinique et lors des procès judiciaires pour trafic et importation. Malheureusement, ce que retiennent le législateur et le public de ces discours, c'est qu'il y a de bonnes et de mauvaises drogues et des consommateurs de mauvaises drogues qui sont des vrais criminels, alors que nous savons tous qu’il y a plutôt des types d’usage différents.

La décriminalisation d’une seule substance aurait un effet pervers sur le marché des drogues qui se concentrerait sur les autres substances. Il semble étrange que les protagonistes de la libéralisation du cannabis, qui appuient leur plaidoyer sur l’absence de nocivité relative de cette drogue à comparer aux « autres » plus dangereuses selon eux, prennent ce risque sans s’interroger sur ses conséquences. Quant à la décriminalisation tous azimuts, qui consiste à lever l'interdit sur toutes les drogues illégales sans les réguler, si elle a le mérite de la logique et évite les pièges de la décriminalisation partielle, elle équivaut à un free for all des psychotropes, c'est-à-dire à la libéralisation sans contrôle de qualité et de prix. Je ne puis me rallier à cette proposition. J'estime que les drogues, comme tous les autres produits de consommation, doivent être assujetties à des contrôles. Je veux bien aller souper chez mon voisin sans lui poser de question sur ce qu’il me sert comme nourriture, mais je ne m’engage pas à acheter ni même à consommer l'alcool et le vin qu’il produit dans sa cave.