La décriminalisation du cannabis est une question politique
Le Devoir, le 22 août 2002
Par Nicolas Carrier, Doctorant en sociologie
Le Devoir publiait le 14 août 2002 l'opinion de Frankie Bernèche sur la décriminalisation du cannabis. Bernèche essaie de « montrer les effets néfastes de la décriminalisation du cannabis pour le développement des jeunes ». Sa rhétorique tient en trois points de vue. Je les exposerai pour ensuite en proposer d'autres.
Les trois idées que Bernèche développe sont les suivantes...
- La possibilité que l'on envoie comme message aux jeunes qu'il est permis de consommer du cannabis (décriminalisation) tout en les informant des possibles conséquences négatives de l'usage (prévention) serait paradoxale. Selon Bernèche, interdire rend «le message moins paradoxal».
- Les arguments en faveur de la décriminalisation reposeraient sur des «prépondérants économiques» et non sur des «faits empiriques et scientifiques».
- Envisager la décriminalisation est symptomatique d'une «société qui désinvestit sa jeunesse, voire qui la rejette» (et l'éducation libérale, par le «manque de structure et d'encadrement», conduit à un «sentiment de rejet chez les enfants»). Ce troisième «argument» est réécrit ainsi: la décriminalisation enverrait un «message clair à nos enfants qu'ils ne sont pas assez importants pour nous pour qu'on se préoccupe de leur santé physique et psychologique».
La prohibition rend paradoxale la prévention qui repose sur les «faits scientifiques» qui plaisent tant à Bernèche: l'alcool, le tabac et une quantité énorme de drogues légales vendues à profit par les compagnies pharmaceutiques sont des substances plus dangereuses que le cannabis. Les intervenants ayant à coeur le plein développement des enfants et des adolescents ne leur disent pas qu'il n'est «pas bien de fumer du pot» mais comparent plutôt les effets des différentes substances. (Ceux et celles qui font autrement ne font pas de la prévention, mais la promotion de la prohibition.) D'ailleurs, ces intervenants peuvent maintenant s'appuyer sur le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, qui reconnaît que l'on peut faire un «usage approprié» de drogues illégales (cannabis ou autres). Mais les personnes qui consomment du cannabis s'exposent toujours à la possible application des lois sur les drogues, à la souffrance qu'elle induit. Et seule la décriminalisation (de jure et non pas de facto!) ou la légalisation pourra décharger les policiers de leur mandat, qui consiste à s'assurer que les quelques personnes qui consomment qu'ils aperçoivent soient punies. (Bien sûr, il n'est pas question de la personne qui médite sur Heidegger dans le confort du privé mais des personnes qui occupent visiblement l'espace public.) Je ne comprends pas qu'avec un regard psychologique, Bernèche arrive à croire que la punition impersonnelle des personnes pour des affaires de possession de drogues favorise leur développement. Elles ont besoin de repères dans la loi de l'État pour devenir ce qu'elles veulent être? Ce qu'on (qui donc?) aimerait qu'elles soient?
Plusieurs arguments en faveur de la décriminalisation reposent sur ce que Bernèche accepterait probablement de qualifier de «faits empiriques et scientifiques». Des analyses sociologiques et géopolitiques conduites partout dans le monde (habituellement, seulement occidental) depuis plus de 30 ans montrent que: la prohibition donne un pouvoir économique et politique considérable à des groupes criminels; qu'elle est source de corruption; qu'elle sert de prétexte à la domination du Nord sur le Sud; que l'effet dissuasif des lois sur les drogues est au mieux très faible; que l'application de ces lois est discriminatoire; que les problèmes liés à la détection de conduites consensuelles criminalisées conduisent à la violation des droits et libertés de la personne; que les lois ne peuvent remplir de fonction pédagogique si elles interdisent des produits moins nocifs que d'autres vendus légalement; que l'interdit rend impossible de connaître la nature et la teneur des substances achetées sur le marché noir et qu'il favorise leur adultération à des fins mercantiles. L'argument selon lequel la prohibition coûte cher économiquement est certes évoqué mais il s'évanouit sous le poids des coûts sociopolitiques et psychosociaux qu'elle ne peut qu'engendrer.
La troisième idée de Bernèche est à mes yeux une improvisation sociologique divertissante. On me pardonnera de ne pas répondre, faute d'espace, à l'idée d'un «désinvestissement» avec un panache sociologique et d'emprunter plutôt une autre voie en examinant la prémisse que suppose cette idée. Associer la prohibition du cannabis à une préoccupation paternaliste pour la «santé physique et psychologique» de «nos enfants» suppose que le cannabis est nocif sur ces plans. Cela suppose qu'il est alors acceptable de punir les personnes qui violent l'injonction du droit. La logique de l'argument de Bernèche pourrait donc produire quelque chose comme: il faut utiliser la punition pour faire en sorte que les personnes sachent ce qu'il faut consommer et ne pas consommer pour développer et préserver leur santé physique et psychologique. Pourquoi une information juste ne serait-elle pas suffisante? Pourquoi ne pense-t-on pas à punir les clients de la SAQ et de Loto-Québec? C'est dans les moeurs? Le cannabis l'est aussi, aujourd'hui.
Dans le Québec contemporain, on peut affirmer que ce sont les personnes qui n'ont jamais consommé de cannabis qui sont anormales, déviantes. Considérant l'absence démontrée d'effets néfastes sérieux liés à la consommation de cannabis (sauf peut-être chez les souris des chercheurs biomédicaux), quel critère peut-on invoquer pour justifier la prohibition du cannabis? La «théorie» de l'escalade? On y confond l'antériorité et la causalité, ce qui revient à écrire, comme l'on fait plusieurs, que des personnes consomment de l'héroïne parce qu'elles ont d'abord bu du lait ou mangé un Big Mac. La théorie de l'escalade avait peut-être un sens lorsque l'usage du cannabis était restreint, dans les années 1920, à des populations marginalisées; mais aujourd'hui, on ne pénètre aucune «sous-culture déviante» en tâtant du cannabis.
Les débats sur la décriminalisation du cannabis portent souvent, comme le montre le propos de Bernèche, sur la dangerosité biopsychologique de la substance. Quiconque tente de comparer les drogues légales et illégales sur cette base et y cherche une logique non culturelle risque d'y perdre la raison. La question qui doit être au centre de ces débats est celle du droit de punir et de ses motifs. Sur quelle base peut-on justifier de punir des personnes qui consomment des drogues illégales? C'est une question politique et les scientifiques devraient se taire.
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Lettre - Dangereux, le pot? Oui, M. le s
Le Devoir, le 20 ao
Dangereux, le pot ? Oui, monsieur le s
Le Devoir, le 14 ao
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