Témoignage du Sénat de Peter Cohen
Quand j'en discute, je dis toujours que les Américains sont les «Talibans» de la politique en matière de drogue
M. Peter Cohen, professeur, directeur, Centre de recherche sur les drogues de l'École des sciences sociales de l'Université d'Amsterdam
Témoignage du Sénat de Peter Cohen
Comité Spécial sur les Drogues Illicites, Sénat Canadien, 28 mai, Ottawa, Canada
Peter Cohen
Ottawa, le lundi 28 mai 2001
Extrait:
M. Cohen: Nous avons tous un problème avec l'Amérique du Nord. Quand j'en discute, je dis toujours que les Américains sont les «Talibans» de la politique en matière de drogues. Nous sommes obligés de transiger avec eux. Ils sont un allié puissant. Ils essaient d'exercer une forte influence sur la politique hollandaise en matière de drogues. Je pense que cela n'a jamais donné beaucoup de résultats, mais ils ont toujours essayé de le faire. Le ministère des Affaires étrangères américain m'a invité à plusieurs reprises, et j'ai toujours eu l'impression que ces visites étaient des tournées de propagande bien organisées. Ils le font avec des tas d'autres personnes. Ils invitent des centaines de policiers, de juges, de procureurs, de spécialistes des traitements et de médecins pour essayer de les convaincre qu'ils ont les meilleures politiques au monde. Jusqu'à présent, cela n'a guère donné de résultats aux Pays-Bas.
Le Canada n'a pas emboité le pas aux États-Unis en matière d'alcool, par exemple. Lorsqu'on a conçu les idées de prohibition de l'alcool et des drogues au XIXe siècle, ces idées ont mené à une prohibition totale de l'alcool et des autres drogues aux États-Unis. Pour ses propres raisons, qui étaient bonnes, le Canada n'a pas suivi l'exemple de son voisin du sud. Selon la même logique on pourrait dire qu'il n'est pas indiqué de suivre l'exemple des Américains en ce qui a trait à la prohibition des autres substances, car, essentiellement, les mêmes questions et les mêmes solutions s'appliquent.
La prohibition de l'alcool et des drogues entre 1920 et 1933 s'est révélée tout à fait destructrice. Lorsque les Américains en ont fait l'essai, il en est résulté les conséquences sociales les plus atroces pour le pays dans l'ensemble et, en conséquence, les États-Unis ont dû battre en retraite. De plus en plus, les pays reconnaissent que la prohibition des autres drogues a les mêmes conséquences désastreuses pour leur système social que la prohibition de l'alcool pendant cette période et se demandent ce qu'ils devraient faire.
Ayant dû défendre les raisons qui motivent notre politique en matière de drogues contre toutes ces attaques, nous avons amené, en dernière analyse, nos voisins à changer davantage que nous. De plus en plus, on constate que la stratégie de la prohibition est plus négative que positive.
Avec la mondialisation du commerce, les gens achètent non seulement des voitures américaines, mais aussi des voitures japonaises et italiennes; nous pouvons acheter des fruits de partout dans le monde. De même, des drogues provenant de partout au monde font partie du mode de vie des démocraties très riches et très développées, et il devient graduellement impossible de freiner ce processus de transformation du mode de vie.
Pour bien des Néerlandais, les raisons qui ont servi à interdire ces drogues ont été créées au XIXe siècle, à l'époque où la masturbation était considérée extrêmement négative et destructrice. C'est là une façon de penser et de parler très vieillotte. Ces raisons sont devenues désuètes pour la plupart des gens. Dans l'ensemble, on ignore même pourquoi ces drogues ont été interdites au départ. Les consommateurs chevronnés de cocaïne d'Amsterdam consomment cette drogue avec une facilité et une maîtrise qui n'a rien à voir avec les histoires invoquées à l'origine pour interdire cette drogue. Les choses ont énormément changé.
Les drogues exotiques ne gagneront pas en popularité au cours des 50 prochaines années, mais leur consommation augmentera. Quand des millions de gens violent une loi, cette loi ne peut être maintenue, ça passe ou ça casse.
L'idée n'est pas de les amener à abandonner les opiacés, mais plutôt à faire en sorte qu'ils puissent vivre une vie normale malgré leur consommation d'opiacés. On veut les éloigner du marché criminel d'héroïne en leur donnant de la méthadone. Au début, le régime néerlandais ne prévoyait que de très faibles doses de méthadone. Avec le temps, on a augmenté ces doses jusqu'à ce qu'elles soient élevées. C'est encore la principale forme de traitement pour les grands consommateurs de drogues aux Pays-Bas, avec le soutien économique et d'autres formes de soutien. Ainsi, les mères qui ont des difficultés à éduquer leurs enfants peuvent obtenir de l'aide. L'aide au logement est aussi disponible. Ces personnes, qui ne sont pas nombreuses, ont aussi le droit à l'aide sociale.
Depuis deux ans, on offre une nouvelle forme de traitement appelée maintien de l'héroïne. Ceux qui ne veulent pas cesser de consommer de l'héroïne et pour qui la méthadone ne suffit pas peuvent obtenir de l'héroïne légalement. La plupart des héroïnomanes aux Pays-Bas fument cette drogue. L'héroïne qu'on trouve sur le marché noir est de l'héroïne base qui peut seulement être fumée. Il reste peu d'héroïnomanes qui s'injectent. Ceux qui participent au système de maintien de l'héroïne peuvent obtenir de l'héroïne à injecter et de l'héroïne à fumer. Les deux variétés sont préparées pour ces utilisateurs. À l'heure actuelle, ce programme compte 750 participants. Si tout va bien, et c'est le cas jusqu'à présent, ce programme pourra prendre de l'ampleur.
Dans le monde occidental, de nombreux problèmes quasi scientifiques entourent la légalisation ou même la décriminalisation des drogues. Ce sont les prétextes qu'on avance pour masquer les convictions morales condamnant la consommation de drogues. Pour renforcer ces convictions, on peut tirer de quelques observations une vérité absolue concernant la consommation de drogues. Mais ce ne seront que des exemples des convictions morales fondamentales. On ne peut discuter de convictions morales à coup de statistiques. Les convictions morales restent des convictions morales.
Le vice-président: On peut considérer que la politique canadienne consiste à réduire l'offre et la demande par la prévention, l'éducation, l'application de la loi et la réhabilitation. Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez en ce qui concerne la marijuana?
M. Cohen: C'est une démarche théorique. Elle comporte tous les mots à la mode qu'on peut utiliser dans ce domaine, mais il n'est pas prouvé que la prévention ait un effet sur les niveaux de consommation. On remarque aussi un manque de clarté quant à ce que signifie exactement la notion de prévention. S'agit-il de préventions primaires, secondaires ou tertiaires? Qu'entend-on exactement par ce terme? Comment empêcher la consommation de drogues par des lignes directrices officielles, alors que cette consommation est associée à un environnement culturel qui n'a rien à voir avec les décisions gouvernementales? Le sens véritable de la prévention de la consommation de drogues manque sérieusement de précision.
Cependant, si l'on s'engage sur la voie de la réduction du préjudice, on peut essayer de définir un certain nombre de formes de préjudice, qui concernent la consommation, l'achat, la production, ou d'autres formes de drogues, notamment les drogues injectables. Si certains consommateurs continuent à s'injecter, essayons au moins de faire en sorte qu'ils le fassent dans de bonnes conditions d'hygiène. La réduction du préjudice est plus facile à définir que la lutte contre la consommation de drogues ou sa prévention. Pour un décideur politique, ces termes sont très vagues et difficiles à associer à une activité réelle.
Ils sont plus ou moins symboliques des professions de foi factices envers les traités internationaux. Leur contenu réel est généralement faible, vague et variable d'une région à l'autre.
Le sénateur Rossiter: Vous dites dans l'un de vos traités:
Une importante condition préalable à l'amélioration des contrôles actuels doit être le relâchement de l'emprise suffocante des traités internationaux sur les drogues. Il faut réformer ces traités et il faudra probablement finir par les abandonner pour permettre de différencier la politique antidrogue sur le plan local.
Comment cela se fera-t-il? Quelle force amènera les principales parties à abandonner leurs positions?
M. Cohen: Je l'ignore. En ce moment, aux Pays-Bas, on envisage encore une fois de modifier la participation des Pays-Bas aux traités mondiaux antidrogue afin de permettre à la politique antidrogue néerlandaise d'évoluer. N'oubliez pas qu'il n'y a pratiquement aucun régime de traités internationaux qui soit si bien gardé et si strict dans son châtiment pour violation que celui qui vise les drogues. Comme je l'ai dit, ces traités sont un produit du XIXe siècle. Ils ont été conçus au XIXe siècle et mis en pratique au début du XXe siècle. Les bureaucraties qui gardent ces traités n'ont cessé de croître. Presque chaque année, ces traités deviennent plus précis et plus rigoureux.
J'estime que ces traités font partie d'une politique visant à réprimer toute déviation. Il n'y a pratiquement aucun autre état ou comportement humain qui soit régi de façon si sévère par des traités internationaux que le trafic et la consommation de drogues. Aux termes de ces traités, même les traditions locales telles que la mastication de la feuille de coca deviennent impossibles, même si certains les pratiquent depuis des milliers d'années.
Nous devons abandonner l'idée selon laquelle toute politique antidrogue doit se fonder sur un ensemble de règles générales. Les pays devraient au moins retrouver leur autonomie à cet égard en disant: «Ces règles sont un bon point de départ, mais certaines ne sont pas pratiques et sont trop coûteuses pour nous; nous ne pouvons donc pas les appliquer». Les Suisses, qui n'ont jamais signé le traité de New York de 1961, jouissent de la plus grande marge de manoeuvre. Ils profitent d'ailleurs de cette liberté d'action. En matière de cannabis, chaque pays devrait envisager de remettre en question les règles d'application générales et appliquer les siennes propres pendant 10, 20 ou 30 ans pour voir ce que cela donnera.
Si davantage de pays suivaient cette voie, l'ONU devrait un jour ou l'autre relâcher sa poigne de fer et leur permettre d'échapper à la force destructrice des traités internationaux antidrogue. Je vois ces traités comme une véritable force d'instruction de l'autonomie locale, de l'inventivité et de la créativité dans la résolution de ces problèmes.
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