Les gentils, les abrutis et les apprentis
CHRONIQUE / L’humain est capable du meilleur comme du pire. Sans oublier le farfelu.
JULIEN RENAUD
LE QUOTIDIEN
7 novembre 2021 3h00
Mis à jour à 4h00
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Les gentils, les abrutis et les apprentis
Il y a longtemps que je n’ai pas signé une chronique. Disons que je n’avais pas grand-chose à dire sur l’accessibilité ou d’autres enjeux touchant les personnes vivant avec un handicap en demeurant chez moi ou dans ma bulle familiale – amicale, pour dire vrai, comme exilé. Aussi, ma santé m’a joué de mauvais tours une bonne partie de l’année, et j’avais des engagements qui grugeaient beaucoup de mon temps libre.
D’ailleurs, c’est mon implication syndicale qui m’amène à écrire cette chronique. Non, je ne m’éloignerai pas de mon créneau habituel en jasant de syndicalisme. Nous sommes en processus de négociation, et cela m’a mené à Trois-Rivières, puis à Québec, dans les dernières semaines. Nouveaux environnements signifient embûches toutes neuves, un certain stress et une période d’adaptation pour les personnes vivant avec un handicap. Comme moi.
J’ai vécu tant de péripéties que j’ai décidé de vous écrire. Les partager, je l’espère, vous fera comprendre le sens profond de l’expression « il n’y en aura pas de facile ».
Bons coups
Pour référer aux « gentils » du titre, je vais commencer par le positif. Allons-y avec la photo principale accompagnant ce texte. Le centre-ville de Trois-Rivières a pris les choses en main, depuis mon dernier passage, qui remontait à 2018. J’avais alors déploré que la majorité des commerces du centre-ville étaient inaccessibles en raison des seuils de porte hérités de l’architecture du passé. Cette fois, j’ai été heureux de voir que plusieurs restaurants possèdent une rampe d’accès amovible, équipement annoncé par une affiche. « Une rampe d’accès est disponible. Vous pouvez en faire la demande. » Bravo !
J’avais d’ailleurs suggéré à l’administration municipale de Saguenay de doter ses corporations de centre-ville de telles rampes, en partage, à l’automne 2019. À ma connaissance, aucun commerce ne l’offre, deux ans plus tard...
À Québec, cette fois, j’ai eu la mauvaise surprise de ne pas pouvoir entrer dans le stationnement intérieur de l’édifice où se déroulent les négociations. Le toit de ma Dodge Grand Caravan – un véhicule pourtant aussi rare que les craques sur les trottoirs – touchait au plafond, provoquant un frottement tout sauf rassurant. J’ai déjà vécu pareil épisode à Montréal, ma voiture adaptée – ce qui explique peut-être une hauteur légèrement accrue – restant coincée entre le plafond et le sol. Les stationnements intérieurs sont désormais ma deuxième plus grande phobie, après les clowns. Vous vous demandez pourquoi je classe ça dans « les gentils » ? Eh bien, c’est que je devais trouver une alternative, ayant à me rendre à cet endroit deux journées par semaine. Impossible de me garer dans la rue – 90 minutes maximum – ou d’utiliser les espaces du parc public le plus proche, situé en bas d’une côte dangereuse à gravir en fauteuil roulant, surtout lorsque le gel sera de la partie. J’ai donc contacté l’établissement voisin sur le chemin Sainte-Foy, l’Hôtel Le Bloc, et ils ont accepté que je m’invite dans leur stationnement, et ce, gratuitement. Je les remercie sincèrement.
Mauvais coups
Place aux « abrutis », et j’ai des exemples pour Trois-Rivières et Québec, encore une fois, mais aussi un cas récent à Saguenay et un autre qui date de 2019.
Amateurs de sensations fortes ou de végétations denses? Je vous suggère d’emprunter un fauteuil roulant et de faire le tour de l’Hôtel Gouverneur de Trois-Rivières.
LE PROGRÈS, JULIEN RENAUD
Lors du scrutin fédéral, je me suis présenté au bureau de vote indiqué sur ma carte électorale – le Club de golf de Chicoutimi. Il était indiqué sur le carton que le lieu répondait aux critères d’accessibilité – la base, lors d’un exercice démocratique populaire, je dirais. Sur place, premier manquement : aucun bouton d’ouverture de porte automatique. Pas la fin du monde, dans mon cas. Je réussis à entrer et je remarque aussitôt un malaise dans le visage des gens à l’accueil. Le vote se passait au second étage. Un bienveillant scrutateur est finalement descendu avec un isoloir pour me permettre d’exercer mon droit de vote au rez-de-chaussée. J’ai rempli un formulaire de plainte, pour ma bonne conscience, pensant notamment aux personnes âgées qui se sont forcées à monter les marches, n’ayant ni l’option apparente du premier étage ni le fauteuil motorisé pour témoigner d’une incapacité à utiliser l’escalier sans risquer sa vie.
À Trois-Rivières, les mauvais coups concernent l’Hôtel Gouverneur, pour deux raisons. La première, photo à l’appui : la végétation qui occupe la quasi-totalité du trottoir, rendant mon passage en fauteuil roulant aussi dangereux qu’un séjour dans la savane. La deuxième : en raison des rénovations, la porte principale est condamnée, laissant une seule entrée, au sommet de plusieurs marches. Aucun employé ne répondant à mes appels, il a fallu que j’attende qu’une personne pénètre à l’intérieur pour venir déverrouiller et forcer les portes coulissantes à l’avant. J’ajouterais que le préposé rencontré n’avait aucune empathie à mon égard... Je me dois de mentionner que l’établissement semble mieux adapté en temps normal, ayant mérité l’autocollant de l’organisme BAIL-Mauricie.
Dans la Vieille Capitale, cette semaine, lorsqu’on a téléphoné à un restaurant pour savoir si le lieu était accessible, l’employé a répondu qu’il était possible « de s’arranger », en soulevant mon fauteuil pour me permettre d’entrer. Les gens pensent instinctivement à un fauteuil roulant pliable et léger, mais un modèle motorisé comme le mien pèse plus de 350 livres. Sans compter mon poids... Cette naïveté ne fait pas de lui un abruti, je vous rassure. Je suis plus indulgent que ça ! C’est que cette anecdote m’a rappelé un réel abruti. En 2019, j’ai dû argumenter avec un dirigeant d’un service public de Saguenay qui était insulté d’avoir figuré sur ma liste noire d’accessibilité, se défendant de m’avoir offert l’option de forcer son employé – qui était loin de ressembler à l’homme fort Hugo Girard – à nous soulever, mon fauteuil et moi. Non, je ne laisserai pas une personne innocente se démolir le dos pour t’éviter une plainte. Ce n’est pas ça, être accessible. Franchement...
Toujours à Québec, un autre des « abrutis » est un individu, plutôt qu’une institution ou un lieu. C’est un homme croisé dans un ascenseur, dans les dernières semaines. Je lui ai simplement demandé : « À quel étage vous voulez aller ? » Stupéfait, il a répondu : « Vous pouvez parler ? » Comme si une personne ayant besoin d’un fauteuil roulant pour se déplacer n’avait pas la capacité de s’exprimer clairement. Je m’excuse, mon (pas) cher (pantoute) monsieur, je peux même rapporter sur votre arriération dans cette tribune.
Cette situation m’a rappelé les quelques fois où des gens ont refusé de s’adresser directement à moi, en raison de mon handicap, préférant discuter avec la personne qui m’accompagnait. Ou quand le livreur de meubles ne voulait pas que je signe pour mes achats, destinés à ma propriété, insistant pour que mes parents le fassent à ma place. Une tutelle imposée par un déménageur...
Voici la pièce de résistance: l’oeil magique en position assise qui nous a valu de nombreux fous rires!
LE PROGRÈS, JULIEN RENAUD
Mauvais coups bientôt bons coups
Ma catégorie préférée est celle des « apprentis ». Car je me fais le devoir de rapporter toute situation déplorable pour les personnes vivant avec un handicap. Si on ne rapporte rien, personne ne chemine.
Je félicite donc l’hôtel Delta Trois-Rivières, pour sa sensibilité. C’est aussi à cet établissement que l’on doit la référence à du « farfelu », en ouverture de chronique. J’avais loué une chambre dite « adaptée ». « Partiellement adaptée » aurait été plus juste – j’y reviens après l’anecdote. En fait, il n’y avait que trois adaptations dans la chambre : une porte plus large pour le fauteuil, une barre verticale dans la douche et – roulements de tambour – un oeil magique abaissé. Oui, oui, un judas en position assise ! Charmante adaptation... qui permet de voir la fourche du visiteur. « Mettez-vous à genoux, s’il vous plaît ! » Le fou rire qu’on a eu quand la consoeur Marie-Ève l’a remarqué ! J’ai d’ailleurs partagé une photo sur un groupe Facebook de personnes à mobilité réduite au Québec, et les réactions furent nombreuses !
Revenons aux choses sérieuses. J’ai écrit un courriel à l’établissement pour partager mes impressions, faire quelques suggestions d’adaptations supplémentaires et identifier certaines ressources disponibles pour les entreprises. À tout de moins, pour que la direction revoie l’appellation « chambre adaptée » à la baisse. Entre autres, j’ai proposé un support pour déposer notre valise, une barre d’appui pour la toilette, une seconde barre dans la douche, horizontale cette fois, et un banc pour le bain. Dans le meilleur des mondes, un dispositif d’ouverture de porte automatique et un bain adapté. Il ne coûte rien de rêver, non ?
La réponse m’a satisfait au plus haut point : « Je suis allé, avec notre directeur des opérations, inspecter nos chambres dites “adaptées” pour constater qu’il y avait effectivement un manque, je le reconnais. Nous avons pris vos recommandations et dressé une liste pour notre service technique, afin qu’il puisse prendre action en améliorant nos chambres et qu’elles soient plus convenables dans le futur et réellement adaptées pour les besoins. »
Une petite victoire de plus !
Le quotidien des personnes vivant avec des limitations physiques ou intellectuelles n’est pas de tout repos. Chaque changement à notre routine peut générer du stress. Des situations à l’apparence banale peuvent vite se compliquer.
Moi, j’ai la chance d’avoir encore une liberté de mouvement et une force musculaire suffisantes pour me lever de mon fauteuil, question de le libérer d’un obstacle ou de reculer ma voiture jusqu’à un endroit me permettant de déployer ma rampe latérale, si un « abruti » a décidé de se stationner au bout d’une rangée. D’autres n’ont pas cette chance.
Tant qu’à faire, rappelons que même si je me déplace régulièrement en fauteuil roulant motorisé, je suis capable de parler. Je suis même capable de réfléchir, de dénoncer, de rire et d’aimer.
D’écrire, aussi.
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