In the hotel Mescalifornia: Foucault, l’Amérique, le LSD et la Vallée de la mort

Paradoxalement, cette loi de trente ans d’âge résonne parfaitement avec les problématiques actuelles de la réduction des risques (RdR).

22 octobre 2021
In the hotel Mescalifornia: Foucault, l’Amérique, le LSD et la Vallée de la mort
«And I was thinking to myself, this could be Heaven or this could be Hell» – Eagles

Par Michel Gandilhon, OFDT
CALIFORNIE ETATS-UNIS LIVRE MICHEL FOUCAULT
Cet article est présent dans Swaps 98-99 : 30 ans de la loi Evin
Swaps 98-99 : 30 ans de la loi Evin
A lire dans le Swaps n°98-99

Cette fois, c’est un dossier alcool, rempli à ras bord, qui accompagne les trente ans de la loi Évin. Loi de santé publique sur l’alcool et le tabac qui visait notamment l’encadrement de la publicité en faveur de l’alcool et son interdiction pour le tabac. Paradoxalement, cette loi de trente ans d’âge résonne parfaitement avec les problématiques actuelles de la réduction des risques (RdR).

Couverture du libre «Foucault en Californie»
Mai 1975: professeur invité à Berkeley en Californie, Michel Foucault, qui vient de publier Surveiller et punir, prononce une conférence à l’université d’Irvine. Il y croise dans la foule de ses admirateurs deux inconnus, Simeon Wade, à l’époque maître de conférences à Claremont, et son compagnon le pianiste Michael Stoneman. Influencés par le mouvement hippie, ils l’in- vitent à découvrir la Vallée de la mort et… le LSD. Il accepte. Foucault en Californie1 est le récit par Wade de cette expérience qui, aux dires de Foucault, a bouleversé sa vie au point de marquer une rupture dans son œuvre. Le manuscrit qui fut retrouvé après la mort de Wade en 2017 a été édité pour la première fois aux États-Unis deux ans plus tard. Cet épisode, considéré jusqu’à ce livre comme plus ou moins légendaire par les spécialistes de Foucault, prend chair sous nos yeux dans un ouvrage tout à la fois simple, vivant et joyeux, constitué d’anecdotes, de discussions à bâtons rompus où Foucault, poussé dans ses retranchements par ses deux disciples, s’exprime sur l’art, la vie, le sexe, la musique, Boulez, Sartre, l’université, Paris, Vincennes et… les drogues.

Mais, plus encore que tout cela, Foucault en Californie constitue un témoignage unique sur les rapports qu’il entretenait avec l’Amérique. De Clermont à Claremont…

La Californie est une frontière…
Il semble qu’on ait oublié aujourd’hui, victime du tropisme anti-américain de l’extrême-gauche française, dont Foucault était à la fois si proche et si loin, la fascination que la Californie a exercée dans les années 1960 et 1970 sur une partie de l’intelligentsia, de Jean-François Revel à Jacques Derrida en passant par l’Edgar Morin du Journal de Californie2. La Californie est à l’époque le laboratoire d’une remise en cause radicale de la société capitaliste, la «tête chercheuse du vaisseau spatial terre», et l’épicentre des mouvements de libération homosexuelle, avec la révolte dite du Cooper DoNuts en 1959, noire avec le soulèvement de Watts3 en 1965 et la création du parti des Black Panther en 1966, et de l’opposition radicale à la guerre du Vietnam avec le mouvement des Weathermen4. La Californie est aussi le lieu de la réconciliation entre l’esprit et le corps, de l’expérimentation d’une libération concrète des subjectivités loin du rationalisme desséchant de l’université française: «Nous avons rencontré l’ennemi, et c’était nous» écrit Edgar Morin, citant Cliff Humphrey, le fondateur d’Ecology Action, précurseur des grands mouvement écologistes, avant de poursuivre: «L’ennemi, c’est la pensée cloisonnée, la tête coupée du reste, qui disjoint quand il faudrait unir les connaissances, les cœurs, les pierres, les pays, les végétaux et la flamme de l’amour à la lumière de la raison»5. Un constat que partage largement Foucault.

À son hôte, lui demandant ses impressions sur cet espace qu’il arpente pour la première fois, Foucault répond qu’il y aime la diversité des modes de vie, leur expérimentation, la visibilité des corps permise par le climat d’une «région bénie», et la liberté: «Et il y a une telle liberté et vitalité intellectuelle ici. Le dogmatisme idéologique et l’esprit partisan sévissent encore tellement en France – comparé à la Californie nous vivons tous un régime de terreur intellectuelle en France». Foucault aime l’Amérique, ou en tout cas une certaine Amérique, dont la Californie constitue la quintessence, au point qu’il songera en 1982 à s’y installer définitivement.

Michel in the sky with Diamonds
Mai 1975 donc : nos trois psychonautes partent en voiture pour deux jours de road trip dans les splendeurs des paysages minéraux des confins de la Californie et du Nevada. C’est au terme du second jour, à Zabriskie Point exactement, cher à Antonioni, que Simeon Wade et son compagnon, soucieux de faire vivre à Foucault une expérience inédite, lui proposent une dose de LSD accompagnée de marihuana et de Grand Marnier. Or s’il est un grand consommateur de haschisch, au point, raconte-t-il à ses deux compagnons, qu’invité à Eindhoven aux Pays-Bas en 1971 pour débattre avec Noam Chomsky, il avait demandé aux organisateurs comme rétribution du haschisch, le LSD, en revanche, lui est inconnu, d’où une certaine circonspection et une hésitation. Suivent quelques heures d’un trip bercé par la musique des derniers Lieder de Strauss et du Chant des adolescents de Stockhausen, duquel le philosophe sortira, à ses dires, à jamais transformé: «le Ciel a explosé et les étoiles me pleuvent dessus. Je sais que ce n’est pas la vérité, mais c’est la Vérité.» On pense ici à Rimbaud: «Et j’ai vu quelques fois ce que l’homme a cru voir». Revenu à Paris, il dira à Wade avoir détruit les manuscrits des tomes II et III de son Histoire de la sexualité. En 1984, malade du sida, il demandera à Wade, dont il est resté proche, de venir à Paris avec du LSD pour l’aider à traverser l’Hadès. Une énigme demeure toutefois, que la lecture du livre ne permet pas complètement de résoudre: s’il y a bien eu, aux dires de Foucault lui-même, après la Vallée de la mort, discontinuité dans son parcours théorique, en quoi tenait-elle?

Retour au sujet?
Aux problématiques liées au souci de soi, à l’art de soi-même, à l’élaboration d’une esthétique de l’existence disent les livres qu’il va publier dans les années qui suivent. «Existence» le mot est important et pourrait constituer un indice, car il renvoie aux querelles idéologiques des années 1960 autour du thème de la mort de l’Homme, entre l’existentialisme sartrien et le structuralisme auquel Foucault était associé. «L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues (…) alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable.»6 Ces phrases de 1966 sur l’évanescence d’une certaine conception de l’homme propre à la métaphysique occidentale, qui scandent les dernières pages des Mots et les Choses, semblent loin. Retour au sujet? Pour certains spécialistes, il est indéniable que son séjour en Californie a exercé une influence considérable sur l’évolution de son œuvre: «Bien entendu, le pouvoir d’attraction des États-Unis ne se résuma pas, pour Foucault, à son versant universitaire. Il y découvre de nouvelles “techniques de soi”: la culture homosexuelle, à San Francisco, le LSD […], l’épanouissement individuel qui pousse les Américains – surtout les Californiens – au cours des seventies.»7 Un constat corroboré par le livre de Wade où l’on découvre Foucault, parfois féroce, quand il se moque par exemple d’un Lévi-Strauss enfermé dans son bureau et coupé de la vie, mais aussi magnanime, pleinement lui-même loin du théâtre des vanités parisien, reconnaissant ses dettes, notamment vis-à-vis de Merleau-Ponty et de la phénoménologie. Quoi qu’il en soit, de retour à Paris, Foucault reprend le fil de son long travail sur la «logique de soi» et la vie comme œuvre d’art et s’éloigne progressivement des délires maoïstes encore à la mode à Paris pour entamer un travail sur le libéralisme et se rapprocher d’une gauche antitotalitaire avec laquelle il s’investira quelques années plus tard dans la défense des dissidents de l’Est et de Solidarnosc en Pologne8.

Épilogue

La fin est plus mélancolique. Michel Foucault meurt du sida à 58 ans en 1984, Michael Stoneman, à l’âge de 47 ans, d’une crise d’épilepsie en 1998. Simeon Wade, quant à lui, leur survivra et mourra, en 2017, à l’âge de 77 ans, bien des années après avoir mis un terme à une carrière universitaire qui s’annonçait brillante, seul, pauvre, intraitable, fidèle à ses idéaux hippies, refusant le téléphone et l’ordinateur. Et la Californie? Morte aussi d’une certaine manière. La Silicon Valley est plus connue que la Death Valley, l’industrie du cannabis a pris le pouvoir, la «meth» des cartels mexicains a remplacé le LSD de Timothy Leary, les Black Panthers ont laissé place à Black Lives Matter, les rescapés du Weather Underground votent Biden: l’ordre libéral-libertaire y règne sous l’œil du panopticon des Gafa.

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