Entretien avec Marc Valleur. « Tous addicts ? »

J’ai l’impression qu’on se bat depuis cinquante ans entre biologistes et psychanalystes dans une fausse guerre : il y a le champ des substances, des objets, de la pharmacologie, qui est celui des biologistes et il y a le champ des idées, des fantasmes, du sexe et du psychisme, celui des psychanalystes.

Entretien avec Marc Valleur [*]
Dans La lettre de l'enfance et de l'adolescence 2009/3 (n° 77), pages 55 à 64

1 La Lettre : Nous souhaitions vous rencontrer pour interroger avec vous ce qu’il en est des différenciations entre addiction et toxicomanie, et également le trajet que vous avez effectué à Marmottan. Y a-t-il une spécificité de Marmottan par rapport aux autres structures, une philosophie à laquelle vous vous référez, vous et l’équipe avec laquelle vous travaillez ?

2 Marc Valleur : « Tous addicts ? », avec un point d’interrogation, cela peut être entendu comme une médicalisation abusive d’une partie des conduites des gens dans la vie quotidienne. Mais cela peut aussi être entendu comme une manière de questionner notre société dans laquelle la consommation est devenue l’instrument du pouvoir et c’est là, à mon avis, que la rencontre entre la clinique de la toxicomanie et le discours de certains philosophes comme Bernard Stiegler, un regard critique sur la société d’hyperconsommation, est tout à fait intéressant. C’est probablement cet ordre de regard qui permet de garder un lien avec l’histoire de Marmottan et l’ouverture qui avait été celle d’Olievenstein quand il avait créé le champ d’intervention en toxicomanie. « Olive » est mort le 12 décembre dernier, en 2008, et on s’est beaucoup interrogé à cette occasion sur l’évolution, en trente-cinq ans et plus depuis l’ouverture, de Marmottan. Ce passage dans les discours de la toxicomanie aux addictions est un des marqueurs de cette évolution qui doit nous interroger sur « qu’a-t-on fait de nos 20 ans depuis Mai 68 ? »

3 La Lettre : C’est parti de 1968 ?

4 MV : Oui, enfin Marmottan est une des institutions postsoixante-huitardes qui a survécu. Il y a un certain nombre d’institutions qui sont nées de ce mouvement, La Borde, l’école de Bonneuil, qui ont connu des fortunes diverses, des évolutions, des transformations… C’est d’ailleurs la première surprise : Marmottan existe toujours alors que depuis le début des années 1970 (moi j’y ai commencé en 1974), tous les six mois on s’attendait à ce que ce soit fermé. On a vécu pendant une trentaine d’années dans l’insécurité, la paranoïa contre le monde entier qui voulait fermer Marmottan parce qu’on était en dehors des clous, jamais tout à fait dans les normes, jamais correspondant à ce qu’il fallait, etc.

5 Y a-t-il une spécificité de Marmottan ?

C’est un problème qui a à voir avec l’histoire. À l’ouverture de Marmottan, la toxicomanie était ce qui interrogeait les adultes, le pouvoir politique, la grande peur de la fin des années 1960 et du début des années 1970 : peur de la jeunesse, de ces jeunes qui ne ressemblaient plus au modèle des parents et peur de la drogue qui était inconnue, qui avait l’air de venir d’ailleurs. L’idée qu’il y ait une clinique du toxicomane a permis à Olievenstein de se positionner comme un acteur important sur le plan politique et médiatique. La grande peur du public a permis d’utiliser l’impact médiatique pour avoir un contrepoids politique. Au point que s’est trouvé, pendant une petite parenthèse historique d’une dizaine d’années, peut-être presque réalisé, pour les toxicomanes, un fantasme, ou plutôt une proposition très « soixante-huitarde » : faire, avec Foucault, du « fou » ce que Freud avait fait de l’hystérique. C’était évidemment plus facile avec les toxicomanes qu’avec les schizophrènes. Il y avait quelque chose à apprendre de personnes qui étaient considérées comme malades, folles, marginales, surtout si l’on percevait cette marginalité comme choix et révolte, et non comme maladie.

6 On peut être dépendant et accepter de l’être. À ce moment-là, il n’y a aucune raison d’en faire une maladie. Je crois que la seule définition de l’addiction au sens clinique du terme, c’est le fait que les personnes concernées elles-mêmes veulent réduire ou arrêter une conduite et n’y arrivent pas. Si la personne ne veut pas réduire ou arrêter, on ne voit pas quelle légitimité permet de définir les gens comme malades. Cela pose d’emblée la question de la médicalisation de l’addiction elle-même. L’addiction, comme la toxicomanie, se définit d’abord de manière subjective. C’est parce que quelqu’un se sent lui-même aliéné du fait de son rapport à une substance, de la répétition d’une conduite, que ça fait une « maladie ».

7 La Lettre : Vous parlez beaucoup de « conduites », vous parlez d’« addictions », vous avez parlé de « substances ». Que feriez-vous alors comme différence justement entre l’objet, la substance, la conduite ?

8 MV : Olievenstein disait : « La toxicomanie, c’est la rencontre entre un produit, une personnalité et un moment social-culturel. » Et c’est dans ce schéma « trivarié » que la plupart des recherches s’inscrivent, y compris en Amérique du Nord. On voit bien la complexité de ce problème. Mais pour former ce triangle, il faut bien qu’il y ait ce produit. Ce qui pose la question des conduites et des addictions sans drogue. Je suis persuadé que le travail sur les addictions sans drogue, et notamment sur le jeu pathologique qui est reconnu comme un problème de santé publique dans la plupart des pays aujourd’hui va être dans un premier temps un pur décalque des discours sur l’alcoolisme et la toxicomanie. On transposera sur des conduites des élaborations cliniques et théoriques qui ont été faites à partir de substances chimiques. Mais je pense que dans un deuxième temps, il y aura des effets de retour, et on commence à en percevoir un certain nombre ; le travail sur les addictions sans drogue va contribuer à faire évoluer le regard sur les addictions avec drogue.

Déjà aujourd’hui, je pense qu’on est dans une période où plus personne ne parlerait de drogue sans mettre beaucoup de guillemets, et que c’est la première critique qu’on pourrait faire à Marmottan et à l’Olievenstein des années 1970 : tenir un discours très ouvert, compassionnel envers les toxicomanes, très peu jugeant, très subversif, mais qui restait très dramatisant. C’est seulement peu à peu que l’on a commencé à dire qu’il y a un plaisir réel dans la drogue, qu’il y a des usagers récréatifs qu’il ne faut pas considérer comme des malades, avancées progressives vers l’idée que des gens pouvaient utiliser des drogues, que cela pouvait être positif, que ce n’était pas automatiquement une maladie, etc. On était donc parti de cette vision très « monovariée », très « toxique », de la drogue comme cause du problème, vision qui est coexistante de celle que l’addiction est une maladie, tout comme l’alcoolisme et la toxicomanie. L’idée de l’intoxication est la première qui soit venue aux médecins.

C’est Benjamin Rush en 1784, dans son essai sur les spiritueux sur le corps et l’âme, qui construit le premier grand modèle scientifique de l’addiction maladie : modèle « monovarié » dans lequel c’est la concentration en esprit ardent des substances qui fait la gravité de la maladie. On ne connaît pas encore l’alcool à l’époque, on ne sait pas qu’il y a une substance qui est la même dans ces boissons, et il classe les boissons en fonction de leurs effets dans son fameux thermomètre de l’intempérance : on part de l’eau, ensuite viennent la bière, le vin, et puis, entre le punch léger et le punch fort, on passe de la tempérance à l’intempérance avec des conséquences terribles, et même dramatiques quand on en arrive au rhum. Donc on voit bien qu’on est dans une construction toxique, où la substance est seule cause du problème… La critique qu’on pourrait donc faire du premier Marmottan, c’est, tout en démystifiant la drogue, d’avoir grandement utilisé cet aspect sulfureux, mystérieux, diabolique de la drogue comme support d’un pacte médiatico-politique.

Nous avons été vécus comme des combattants de la drogue, et le prestige d’Olievenstein était un peu le reflet de la puissance de la drogue, tout comme celui de Schwartzenberg, combattant du cancer, avec cette impression qu’il y avait un adversaire tellement puissant que, pour se battre contre lui, il fallait forcément être quelqu’un de bien. La drogue, le cancer, c’était un peu pareil, c’était quelque chose qu’on ne comprenait pas bien : ça vient de l’extérieur, ça rentre dans nous, ça nous transforme, et c’est quelque chose de maléfique, etc. On est toujours suffisamment là-dedans pour que la drogue continue de jouer ce rôle de bouc émissaire, qui est la troisième fonction du pharmakon.

On peut donc se demander si l’idée de la drogue toxique n’a pas longtemps occulté tout ce qui était aliénant dans l’addiction, en dehors même des drogues venues d’ailleurs, fabriquées par des Afghans ou des Colombiens lointains qui voudraient empoisonner notre belle jeunesse. Vous voyez… cette impression que politiquement, là encore, il y a eu une exploitation involontaire indirecte du mythe de la drogue pour alimenter l’idée d’un ennemi extérieur contre lequel il faut se battre et ne pas voir que c’est peut-être à l’intérieur de nous que se passe l’essentiel du problème… Et c’est là, à mon avis, que cette question de l’objet est importante à poser.

9 Il est assez curieux en effet que tout le monde ait cette première « objection » dès qu’on parle du jeu pathologique, que ce n’est pas pareil puisque là il n’y a pas de « substance ». C’est le discours général de certains neurobiologistes qui ont beaucoup de mal à imaginer qu’une conduite puisse à elle seule modifier les circuits cérébraux et plus curieusement, c’est le discours de certains psychanalystes qui disent que ce n’est pas pareil, qu’on n’a pas le droit de comparer un joueur à quelqu’un qui se met une aiguille dans le bras, qui s’injecte de l’héroïne… Les uns ont l’impression qu’on dévalorise leur objet qui est la molécule, et les autres qu’on empiète sur leur territoire, celui du psychisme.

10 La Lettre : C’est toujours une question d’objet…

11 MV : Oui, mais surtout de répartition des champs. J’ai l’impression qu’on se bat depuis cinquante ans entre biologistes et psychanalystes dans une fausse guerre : il y a le champ des substances, des objets, de la pharmacologie, qui est celui des biologistes et il y a le champ des idées, des fantasmes, du sexe et du psychisme, celui des psychanalystes. Or la réalité est plus complexe, et se moque des séparations didactiques. La psychanalyse, la psychologie, la sociologie ont tout à fait à voir avec les addictions avec drogue et la biologie, la pharmacologie, ont tout à fait à voir avec les addictions sans drogue. Un des problèmes est ce clivage entre des champs de recherche qui ne relèvent pas du tout des mêmes méthodologies, des mêmes rigueurs, du même type d’approche.

12 La Lettre : Dans quelle mesure cette substance fait-elle objet ? Vous soulignez, à propos de l’héroïne, « à la rigueur, ça peut faire substance », mais est-ce qu’elle se constitue en tant qu’objet ?

13 MV : Alors là, on arriverait dans toute une problématique de l’addiction comme processus. Ce que l’on peut imaginer, c’est que l’addiction va être un processus de désymbolisation de l’objet, de désobjectivication de l’objet, de désubjectivation du sujet, quelque chose de progressif, où ce qui a pris beaucoup de sens dans un premier temps va peu à peu le perdre jusqu’à devenir un phénomène compréhensible d’abord à travers la biologie avant de l’être à travers la psychologie. Mais cela, ce n’est pas l’effet mécanique d’une substance sur l’homme, c’est un effet de la répétition qui va finir par désymboliser l’objet lui-même. Cette répétition comme causalité serait une des fonctions de l’addiction.

14 Voici une piste pour comprendre pourquoi cela peut marcher même s’il n’y a pas de substance, et comment, probablement, cela peut finir par fabriquer des substances dans le corps, avec le sport, avec le jeu… Donc il y a des théories pharmacologiques des addictions sans substance. Quantité d’auteurs pensent que le jeu pathologique, c’est du stress, que le stress, c’est d’abord de l’adrénaline et que les décharges d’adrénaline répétées douze fois par minute devant une machine à sous, cela finit par perturber les circuits cérébraux de la même manière que si on s’injectait de la cocaïne ou des amphétamines. Il n’y a aucune raison que ce soit faux. Ce qui est étonnant c’est que cela choque, et les pharmacologistes, et les psychanalystes.

15 La Lettre : Mais cela reviendrait presque à dire que là il y a un processus de néantisation de l’objet ou d’évitement de l’objet en quelque sorte ?

16 MV : Oui, et je pense que l’évitement des conflits inconscients liés aux relations d’objet peut être une des fonctions de l’addiction. Un des premiers à avoir essayé de dire que l’addiction n’était pas forcément une dépendance à une substance extérieure mais parfois une dépendance à une construction des objets, c’est Stanton Peele, un Américain original qui, en 1975, écrit Love and Addiction, où il essaye de montrer que des partenaires affectifs peuvent tout à fait jouer le même rôle que des drogues, etc., ce n’est pas une métaphore, ce n’est pas une comparaison, c’est la même chose. Et il donne un certain nombre d’exemples : un de ses points de comparaison, ce sont les jeunes Américains, apparemment révoltés contre la famille, qui se marient à 18 ans pour quitter « papa maman », et dont il démontre très bien qu’en fait, ils ont tellement peur de l’inconnu, de se lancer dans la vie, qu’ils reproduisent tout de suite le même schéma de type « papa maman » en se rendant tout de suite dépendant d’un conjoint.

17 Il voit d’emblée l’addiction comme un processus de rassurement chez des gens qui ont peur de l’incertitude de l’existence. On va délibérément choisir un objet qui va permettre de vivre des expériences répétables, contrôlables, prévisibles, parce que la chose plus complexe, le désir, le désir de l’autre, le désir du désir de l’autre, toutes ces choses pleines d’incertitude font trop peur.

18 À la même époque à peu près, au milieu des années 1970, je me disais le contraire. Je voyais d’abord la prise de risque chez les toxicomanes, alors que lui voyait d’abord le rassurement.

19 C’étaient deux approches purement psychologiques, sociales, non biologiques, mais qui impliquaient une vision diamétralement opposée de ce qu’était un toxicomane.

20 À voir l’ensemble du panorama des addictions aujourd’hui, il est évident que certaines vont correspondre beaucoup plus à la vision de Peele, d’autres à ma conception « ordalique ». D’un côté, le rassurement avec par exemple, la cigarette, que les fumeurs n’assimilent pas à une prise de risque (ils vont le faire bientôt, quand la mort sera suffisamment associée au tabac), et de l’autre, la prise de risque extrême, s’injecter une drogue dans les veines, une drogue achetée dans la rue, de manière aléatoire, incertaine, tellement dangereuse qu’à chaque fois l’overdose peut se produire.

21 On a toute cette palette et on se dit peut-être que l’on ne parle pas tout à fait des mêmes addictions. Et ce qui paraît aujourd’hui plus évident, c’est qu’il ne s’agit pas de deux types d’addiction, mais de deux dimensions, apparemment opposées, mais toujours conjointement présentes dans toutes les addictions. Et c’est peut-être là que la désymbolisation de l’objet permet de comprendre le sens de l’engagement dans l’addiction. On peut imaginer quelqu’un qui a vécu des choses très traumatiques, très difficiles, ce qui était le cas de nos clients héroïnomanes des années 1970, c’étaient les petites filles violées, les gamins abandonnés, les gamins placés dans trente-six familles d’accueil ; le miroir brisé d’Olievenstein correspondait à des traumatismes réels, majeurs, précoces, souvent répétés, et la toxicomanie en était une forme d’automédication : une façon de maîtriser ce qui, initialement, n’avait pu être métabolisé.

22 La Lettre : Aujourd’hui, cette « clientèle » comme vous dites a changé ?

23 MV : En partie oui et en partie non. On a élargi le spectre et donc on a élargi l’ensemble des problématiques. Ces problématiques-là existent toujours, même si la réponse n’est plus aussi monolithique qu’à l’époque de l’héroïnomanie. Une gamine violée, entre 5 ans et 10 ans par son père, par son beau-père, elle essaye d’en parler à sa mère ; la mère lui file une paire de baffes, quand elle s’aperçoit que le père est en train de recommencer avec la petite sœur, ou le petit frère, là elle va voir les flics, et là le père se suicide. Que fait cette gamine ? À 14 ans, elle va se prostituer, et elle fait de la prison parce que de temps en temps, elle sort une lame de rasoir et elle balafre les clients. Et on se dit qu’il y a là une transposition, sur la scène de la prostitution, de la situation qui avait pu être vécue de manière traumatique, en rejouant la scène pour la terminer d’une autre façon, pour se révolter, pour se faire enfin reconnaître comme une victime. Il y a une répétition et la désymbolisation, le fait qu’à un moment cela devienne quelque chose de mécanique, c’est probablement la fonction même de l’addiction.

24 Il est difficile de faire sortir ces filles du tapin, parce qu’elles sont autant accros au tapin qu’au produit, et donc on peut dire que Stanton Peele a raison puisqu’il s’agit de rendre les choses maîtrisables, contrôlables, à volonté, etc. C’est une démarche de rassurement. Mais j’avais également raison d’y voir une conduite ordalique, parce que dans la répétition d’une situation hautement traumatique, on remet en jeu son équilibre vital. Et là, on va avoir toute une gamme, entre les grands marginaux très mal dans leur peau qui sont toujours comme les héroïnomanes des années 1970, et les joueurs d’argent qui n’ont pas forcément vécu tout ça. La plupart des gens vont avoir des problématiques beaucoup plus ordinairement « dostoïevskiennes ».

25 Le père de Dostoïevski, alcoolique et maltraitant, est assassiné quand il a 18 ans ; on n’est pas devant des traumatismes aussi massifs et anciens, mais on peut dire que la problématique est quand même comparable. Simplement il va la transposer d’une autre manière, à la fois dans le jeu, et dans l’écriture.

26 La Lettre : Ni raison, ni tort, il s’agirait de tenir une écoute clinique ?

27 MV : Ce qu’ont apporté essentiellement « Olive » et Marmottan sans s’en rendre compte, c’est moins la construction du toxicomane avec un grand « T » que cette modestie clinique.

28 C’est de dire on ne sait pas ce qui marche, on ne sait pas du tout ce qui est pertinent, on ne sait même pas s’il faut considérer la toxicomanie comme un problème psychologique. Est-ce qu’elle relève de la psychanalyse ? Cela ne va pas de soi. Est-ce que la part biologique est importante ? Ce n’est pas si évident. Que fallait-il faire avec ce problème ? On n’en savait rien. Il fallait donc commencer par faire et c’est par essais et erreurs, par alliance avec les patients qu’on a pu voir comment on pouvait élaborer les choses. Et je crois que c’est cela, le cœur de l’expérience Marmottan, parce que c’est une vraie expérience clinique, non dogmatique.

29 La Lettre : Le « bouc émissaire » pourrait être un versant d’une tentative de modélisation ?

30 MV : On a pu faire du toxicomane « l’idiot de la famille », le bouc émissaire de la société. Mais le vrai problème de l’addiction est masqué par la drogue bouc émissaire. Notre société tend à tout transformer en objets de consommation, et produit, par ce fait, de l’addiction. Par exemple, on prend une ébauche de révolte adolescente, et on fabrique du besoin.

31 Ainsi sommes-nous dans une contrainte de consommation : avant même qu’on ait eu le temps d’élaborer, de rêver, on a la réponse, il suffit d’appuyer sur un bouton, une barre chocolatée tombe, et on a la bouche pleine. Cela peut mettre à mal toutes les traditions culinaires, entraîner des vagues d’obésité dans les pays industrialisés, et c’est pareil pour le sexe : lorsque l’on parle d’addiction au sexe en France, cela fait encore rire, mais ce n’est pas du tout le cas en Amérique du Nord, parce que transformer le sexe en un objet de consommation y est considéré comme quelque chose d’aussi délétère que les barres chocolatées ou les McDonald’s. Et c’est la mise au jour de ce genre de mécanique qui fait que le concept d’addiction a aujourd’hui un impact beaucoup plus révolutionnaire que celui de toxicomanie.

32 La Lettre : Est-ce que cette fabrication du besoin va entraîner une éviction de la création de l’objet ?

33 MV : C’est une mécanique que l’on voit très bien avec le jeu. Il y a deux grands types de jeu, des jeux de rêve et des jeux de sensations. Le jeu de rêve, c’est l’Euro Millions, c’était la loterie, quand les gens achètent un ticket et attendent une semaine pour avoir le résultat, et où le but du jeu est de rêver pendant une semaine et d’en parler avec des amis, de rire ensemble : il y a là tout un jeu imaginaire ludique et social, au point que certains oublient d’aller regarder les résultats, parce que quand le rôle a bien été rempli… Et puis de l’autre côté, il y a les machines à sous : avec elles on n’a mécaniquement pas le temps d’imaginer ce qu’on ferait si on gagnait parce que c’est toutes les cinq secondes qu’on remise, et qu’on a un résultat. Là on est dans un rapport purement automatique, à la recherche de la sensation, et on n’a pas le temps de constituer un objet psychique, cela se passe avant, cela se passe après, mais pendant la séquence de machine à sous, on est hors possibilité de rêver, dans quelque chose d’extrêmement mécanique.

34 La Lettre : Est-ce que vous faites cette même distinction au niveau des jeux vidéo entre ceux de type second life justement où l’imaginaire est sollicité ?

35 MV : Les jeux en réseau sur Internet, comme les « mmorpg », ont apporté de vraies nouveautés dans les pratiques ludiques, et avec second life, la frontière entre jeu et réalité devient très floue. Mais il est absurde d’être « pour » ou « contre » ces jeux, comme de dire qu’ils sont « bons » ou « mauvais ». Ils peuvent être des supports très positifs de fantasmatisation et de socialisation, comme ils peuvent devenir objets d’addiction.

36 Lorsque, dans un article, j’ai parlé du jeu comme pharmakon, Bernard Stiegler a répondu qu’« il n’y a pas de simple pharmakon, il y a de la pharmacologie générale ». Là-dessus il a raison, le jeu est un pharmakon au même titre que l’héroïne, la cocaïne, l’alcool, ou le sucre. Tout est artefact dans notre monde, on est dans un monde technique de prothèses, de pharmaka, dès qu’il y a civilisation et ces objets ne sont pas beaucoup plus naturels les uns que les autres.

37 Platon l’avait déjà souligné dans Phèdre : Thot a inventé des pharmaka à l’usage des humains : l’arithmétique, l’écriture, le trictrac et les dés. Vous voyez que le jeu est sur le même plan que l’écriture, ou les mathématiques.

38 On peut donc rajouter le jeu à la « pharmacie de Platon » dont parle Derrida, ou à la « pharmacologie générale » de Bernard Stiegler. Le jeu est une des bases de la civilisation, parce que c’est un pharmakon de virtualisation, et de virtualisation de la mort essentiellement. Le trictrac et les dés, c’est une invention technique qui va permettre un espace dans lequel la mort devient réversible et cela, c’est formidable : dramatiser l’autre partie du monde où la mort est irréversible, créer la réalité ; d’une certaine manière, la réalité c’est le contraire du jeu, il n’y a pas beaucoup d’autres définitions. Et le contraire du jeu, c’est un univers dans lequel la mort est irréversible et on en a conscience grâce au jeu. Quand on fait une partie d’échecs, c’est un duel à mort. Et à la fin échec et mat, le roi est mort. On tue l’adversaire. Mais on peut refaire une partie, il aura droit à une revanche : on meurt et on revit et cet espace virtuel, c’est au niveau social, la naissance de l’espace transitionnel.

39 La Lettre : Alors, est-ce que pour revenir à la question des addictions, il y a là un jeu possible ?

40 MV : Le jeu est pharmakon, comme l’alcool, comme les drogues, comme la lecture, l’écriture… mais on va s’apercevoir que pour chacun, c’est moins la toxicité intrinsèque de l’objet qui est en cause que le type d’usage qui va se faire, qui va être pris dans des circuits longs ou des circuits courts, et qui va faire appel au désir, aux autres, à la socialisation, ou au contraire qui va devenir une pure mécanique de désymbolisation et de désubjectivation. Ce sera vrai pour tout, y compris pour l’écriture et la lecture.

Maintenant ces activités sont devenues nobles mais on a eu très peur au début du siècle que les gens s’enferment, qu’ils se détournent de la réalité, des obligations morales, on parlait de bovarysme, de donquichottisme, et Thérèse Desqueyroux était une mauvaise femme parce qu’elle lisait des romans et qu’elle fumait des cigarettes. On voit bien que le roman est au même niveau que la cigarette.

Aujourd’hui, cela paraît absurde parce qu’on dit « il faut que les gamins lisent, qu’ils arrêtent de regarder Internet, de jouer aux jeux vidéo » ; la peur de ces derniers ne diffère pas de celle qu’on a eue pour les livres, et c’est vrai qu’il y a des jeux vidéo stupides qui sont parfois très jouissifs, mais il y a des bouquins stupides qui sont d’un bas niveau, vous n’avez jamais lu de romans Harlequin, je suis sûr… Je pense qu’un roman Harlequin, c’est à peu près aussi creux qu’un feuilleton télévisé de base ou qu’un jeu vidéo idiot, sans être aussi jouissif… c’est répétitif, vide et, et c’est prémâché, c’est le McDo de la littérature. Ce qui relativise la question de l’objet, et c’est là qu’il y a des retours, sur ce que l’on appelle « drogue », qui sont passionnants.

Dans deux dernières publications de pointe en neurobiologie des addictions, d’une part, des Américains ont réussi à démontrer que le sucre pur était une drogue addictive, qu’on peut accrocher des rats au sucre, et d’autre part, l’équipe de Martine Cador à l’inserm cnrs de Bordeaux a réussi à démontrer qu’on pouvait « réverser » la dépendance à la cocaïne chez des rats grâce au sucre (des rats dépendants de la cocaïne abandonnent la drogue pour s’accrocher au sucre). C’est-à-dire que premièrement, le sucre peut être considéré comme une drogue, et que deuxièmement, il est une drogue plus forte que la cocaïne, si on transpose directement du rat à l’homme, comme on le fait si souvent…

Pourquoi les Américains se sont-ils mis à faire des recherches sur le sucre ? Parce qu’il y a une vague d’obésité sans précédent en Amérique du Nord et qu’elle est en passe de devenir le problème de santé publique majeur, avant la drogue… Il faut donc trouver un responsable, et le sucre est un bon responsable, on s’aperçoit que le sucre est une drogue dure. Or c’est intéressant parce que dans les années 1930, Edward Glover, le psychanalyste, l’avait déjà dit, à propos d’un patient qui avait arrêté la drogue et qui l’avait remplacée par du sucre. Quand on lit Glover, on se dit : « C’est parce qu’il est psychanalyste, il est antibiologiste et donc il donne un exemple pour montrer que la biologie, c’est moins important que ce qu’on croit. » On n’a pas vu cela comme une véritable histoire clinique qui méritait une attention sérieuse. Cependant, de telles histoires vont peut-être se multiplier parce que notre regard aura changé. Et donc on va découvrir que le sucre est un pharmakon, que c’est un produit qui ne se trouve pas sous cette forme là dans la nature (c’est du saccharose, du fructose, des sucres très actifs au niveau du goût, de leur effet, de la cinétique, et comme ce n’est pas naturel, comme c’est une fabrication, c’est une drogue).

Et c’est là que la construction de l’addiction comme maladie est quelque chose de très intéressant, qui permet d’éclairer des champs très différents, de la nourriture au sexe et aux drogues, mais il s’agit quand même de tous les champs liés de tout temps à la morale, par exemple à celle d’Aristote, ou à celle d’Épicure, et on peut considérer toute cette morale des Anciens comme un gigantesque plan de prévention des addictions. C’est dit de cette façon dans Platon, comme le souligne Giulia Sissa, il faut faire attention aux plaisirs, il faut savoir les doser, les utiliser parce que cela peut devenir un désir engloutissant, une jarre percée sans fond qu’on va avoir besoin de remplir, comme chez les pluviers, ces oiseaux qui se remplissent par le bec et qui se vident par l’anus : c’est une description de l’addiction par les Anciens, et leur réponse est morale.

Or on dit de nos jours qu’il ne faut pas faire de morale, il faut faire de la technique et c’est là qu’on s’aperçoit que les discours sur l’alcoolisme, la toxicomanie comme « maladies du cerveau » sont à visée politique et humaniste, tendant à cesser de stigmatiser les intempérants, pour les soustraire au regard moral religieux. Mais ces discours objectifs et scientifiques n’englobent pas la question dans sa totalité : la science a son mot à dire mais dans un champ qui la dépasse de toutes parts. Michel Reynaud transpose le discours addictif sur la chimie amoureuse, les hormones qui se libèrent pendant l’acte sexuel, on n’est que chimie évidemment, tout ce qu’on vit a une traduction chimique.

Mais le fait que l’homme fabrique de l’héroïne, ce n’est pas naturel ; qu’il fabrique du sucre non plus : on prend de la betterave, on sort le sucre, on prend du jus de raisin, on le distille, ce sont les mêmes mécanismes, on va au plus près de ce qui nous intéresse, on le fabrique puis on le fait entrer dans notre univers pharmacologique général, et après on va l’utiliser de manière plus ou moins socialisée, plus ou moins dangereuse, on va en faire des « Frères Karamazov » ou un bouquin Harlequin. Il y a pour une catégorie de produits toute la gamme entre le plus addictif et le moins addictif.

La Lettre : Quand vous avancez cette idée qu’on n’est que chimie, on revient à cette représentation du corps machinal qui pourrait éventuellement être là aussi aux prises avec les enjeux que vous rappeliez.

MV : Je ne suis pas sûr. On est là dans un problème qui sort un peu de l’addiction, qui est le problème de fond et qui explique cette fausse guerre de religion entre biologie, comportementalisme, et psychanalyse. C’est la question du corps et de l’âme : est-ce que c’est par le corps ou est-ce que c’est par l’âme qu’on va aborder le problème ? Or je ne sais pas pourquoi l’âme ne serait pas chimique par exemple ? Un texte de Marguerite Duras dit que l’alcool, c’est Dieu, mais aussi toutes les théories de Furst et Wasson, des botanistes, chez qui Dieu, c’est un champignon hallucinogène. C’est l’idée que la chimie ne serait que de la mécanique froide qui est à remettre en question. Si on pose la question : pourquoi le pavot fabrique de la morphine ? On sait à quoi la morphine sert chez l’homme, c’est un analgésique formidable, c’est un anesthésiste, mais dans le pavot ?

La Lettre : On peut, à un moment donné, aliéner l’homme du côté du machinal, et la jeunesse va interpeller une société du côté du sens.

MV : Alors là, je suis tout à fait d’accord. Je crois que l’on peut même dire qu’il y a une collusion de fait entre certains discours scientifiques, objectivants, réifiants, et la réification de l’existence du consommateur, c’est-à-dire que si on se considère comme des machines et qu’on considère les ados comme des cibles pour les publicitaires afin de les faire consommer de la manière la plus machinale possible, on risque de détruire toute la dimension de rêve, de désir, de subjectivation, et on va fabriquer des addicts.

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