Et si on parlait de la drogue pendant la campagne présidentielle française?
Tiens! une histoire de drogue, événement rare en ces périodes de passion électorale. Le 29 mars, le parquet de Strasbourg a requis la mise en examen et le placement en détention d¹une greffière du tribunal de Strasbourg et d'un policier de la brigade des stupéfiants après la découverte de 4,5 kg d'héroïne au domicile de la femme. Ils sont soupçonnés d¹avoir détourné l'héroïne confisquée lors d'interpellations pour leur bénéfice personnel.
A ce propos, connaissez-vous la position de nos trois principaux candidats sur la législation en matière de stupéfiants, et particulièrement de cannabis? Si mes souvenirs sont bons, il fut un temps où la gauche promettait régulièrement de reconsidérer la loi du 31 décembre 1970 qui criminalise l'usage simple de produits comme le haschich.
Eh bien, Nicolas Sarkozy ne nous étonnera pas quand il déclare sur TF1: «Sur la drogue, guerre totale, je ne légaliserai pas, je la combattrai.» Il est rejoint par François Bayrou qui se prononce sur Skyrock contre la dépénalisation. Quant à Ségolène Royal, elle n¹est «pas favorable à la dépénalisation de la consommation de drogues» mais elle souhaite «sortir de l'hypocrisie» et s¹engage à «ouvrir un grand débat public».
Les discours libertaires ne sont décidément plus de mise et le tout sanitaire comme le tout sécuritaire nous font oublier qu'encadrer et réprimer ne relèvent pas de la même logique. Je dois vous dire que j'ai depuis quinze ans participé à au moins une douzaine de ces «débats publics» sous des gouvernements de droite comme de gauche, ce qui ne nous a pas empêché de fêter le 36e anniversaire de la loi de 1970 en décembre dernier.
Savez-vous que la France est un des pays d'Europe les plus répressifs en matière d'usage de drogues? Où en sommes-nous, au moment où la consommation de cannabis explose?
Un député, traitant récemment du cannabis, invoquait le «cancer des jeunes» et la «lèpre de notre société». Entre ceux qui agitent, tel un épouvantail, les dangers d'une drogue-qui-pourrit-notre-belle-jeunesse, et ceux qui haussent les épaules en affirmant qu'«un petit joint n'a jamais fait de mal à personne», les discussions sont aussi interminables que la distance qui sépare ces deux camps. Et les interpellations se poursuivent.
Selon l'Indicateur relatif au champ des drogues et des dépendances en Ile-de-France qui vient de paraître, les interpellations pour usage de cannabis constituent désormais l'un des plus grands litiges, quasiment au même niveau que celui pour coups et blessures. Elles sont passées de 31,4 pour 10000 habitants de 20 à 39 ans en 1997, à 46,3 en 2003.
Certes, le cannabis provoque de graves dégâts sanitaires et psychologiques chez un certain nombre de jeunes qui en abusent, mais cela justifie-t-il un tel arsenal répressif?
Un des arguments curieusement invoqués en faveur du maintien de la loi est qu'elle n'est pas appliquée! Mais avec cette loi, les jeunes risquent des années de prison, selon le bon vouloir et l'arbitraire des parquets.
La majorité des usagers interpellés est heureusement simplement relâchée. Mais tout usager est assimilable à un trafiquant s'il possède ne serait-ce que quelques grammes d'une substance prohibée.
À 22 ans, âge moyen des interpellations, des milliers de jeunes, quelques-uns pour usage simple, plus souvent pour détention, possession ou usage-revente, ont leur vie brisée. Et contrairement à certains crimes, les condamnations sont exclues des lois d'amnistie et sont inscrites au moins quarante années sur le casier judiciaire. Autant dire que la prescription n'existe pas!
La nouveauté de ces dernières années, c'est l'augmentation du pourcentage d'interpellations pour usage au détriment de celles pour trafic. Tel n'était pas l'esprit de la loi. Déjà en 1978, le rapport Pelletier déplorait l'importance accordée à la répression.
Déjà en janvier 2001 avec mes collègues Anne Coppel et Xavier Colle, nous notions dans les colonnes de Libération qu'avec les quelque 150 000 interpellations par an, on encombrait les juridictions de procédures superflues, on remplissait les prisons, on mobilisait inutilement et dans le désordre les fonctionnaires et les professionnels. Des lycéens sont menottés devant leurs camarades pour un bout de shit, leurs domiciles familiaux perquisitionnés. L'action répressive est d'autant moins acceptable qu¹elle ne peut être qu'arbitraire, compte tenu du nombre d¹usagers et de l'absence de normes permettant de distinguer l¹usage simple du vrai trafic. Cet l'arbitraire contribue à décrédibiliser la loi aux yeux des jeunes.
Depuis la situation n'a cessé d'empirer.
Que nous enseigne notre approche des drogues légales et la formidable mobilisation autour de la prévention du tabac et de l¹alcool à laquelle nous assistons depuis quelques années? La réglementation ne supprime évidemment pas l'abus, mais elle permet la négociation entre usagers, proches et professionnels; nous sommes fondés à accepter l'usage modéré, les consommations récréatives; nous pouvons nous montrer dissuasifs ou tolérants selon nos convictions et nos expériences, que rien ne nous interdit de relater. Certes, la dissuasion par la force et par la loi est indispensable pour combattre la grande criminalité. Mais la criminalisation de l'usage telle qu'elle est maintenue est contre-productive dans le domaine de l'éducation, du soin et de l'apprentissage de la citoyenneté.
En France, un peu plus qu'ailleurs, plus d'un jeune sur deux a déjà goûté au cannabis. En France, comme ailleurs, l'âge du premier joint n'a cessé de diminuer pour atteindre aujourd'hui 12 ou 13 ans. Ce produit, qu'on pensait démodé, connaît depuis quelques années une vogue inattendue chez les adolescents à tel point qu'à Paris, les consultations cannabis remplacent peu à peu les unités méthadone destinées aux héroïnomanes.
Pourtant, malgré l'amas des connaissances, malgré des dizaines d'années de réflexion et d'expérience dans la prise en charge des consommateurs de drogues, le discours sur le cannabis ne cesse de s'appauvrir: rigide, simpliste et racoleur, il se résume le plus souvent à la peur ou à l'apologie. Peur des parents, terrorisés de voir leurs enfants devenir des «drogués», déni de ceux qui veulent ignorer les dangers du cannabis comme de toute addiction chez des adolescents qui doivent construire leur avenir. Ce déni n'apporte aucune réponse à des parents paralysés par l'irruption du cannabis dans la vie de leur enfant.
Car si le cannabis malmène tant les parents, c'est qu'il opère comme un accélérateur des préoccupations de toutes les familles dans nos sociétés d'aujourd'hui: les difficultés d'autonomisation des enfants pris dans des liens enchevêtrés et fusionnels; les frontières entre les générations qui s'amenuisent et les conflits d'autorité qui en découlent; la difficulté à transmettre des valeurs ou à répondre aux questionnements existentiels au moment où le mode adolescent caractérise le fonctionnement de la société toute entière.
Ne prenons pas nos adolescents pour des pantins irresponsables, et ne leur racontons pas n'importe quoi sur le cannabis. Ils ont entendu parler des lobbys de l'alcool, du tabac et du médicament, et ils savent que les plus grands champions se dopent. Ils savent que la France est championne du monde de la consommation d'antidépresseurs et de tranquillisants.
Il leur arrive aussi de comprendre que le cannabis est le révélateur de l'hypocrisie du monde politique, qui prétend s'attaquer à la drogue en maintenant une loi d'exception.
Il est important de bien peser ses mots lorsqu'on s'adresse à un adolescent qui fume: un discours sans nuances et éloigné des réalités aura l'effet inverse de ses objectifs. Les familles continuent d'espérer que la loi protège les jeunes. Mais en se retranchant derrière la loi et la responsabilité du législateur, elles se privent d'un dialogue ouvert avec leurs enfants, et de la transmission de normes souples et assimilables par des adolescents. Il en résulte un sentiment d'impuissance, et un malaise diffus, peu exprimé parce que...la question est d'emblée hors la loi!
La guerre à la drogue est légalement une guerre à l'usage, elle tourne à la guerre à la jeunesse et à l'infantilisation des adultes. Nous ne réglerons pas un problème de société par l'arbitraire policier et juridique.
Lequel de nos candidats se permettra-t-il d'aborder courageusement cette question?
Pour infos, voir:
La MILDT (Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie.
http://www.drogues.gouv.fr
L¹OFDT (Observatoire français des drogues et des toxicomanies)
http://www.ofdt.fr
L¹AFR (Association française de réduction des risques)
http://www.a-f-r.org
Serge Hefez
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