Médecins, infirmières et pharmaciens accros aux opioïdes

Médecins, infirmières et pharmaciens accros aux opioïdes
Publié le jeudi 7 décembre 2017 à 4 h 31 Mis à jour le 8 décembre 2017 à 0 h 00

[4e de 4] Certains professionnels de la santé développent, au cours de leur carrière, une dépendance aux opioïdes, notamment au fentanyl. Voici le récit d'une pharmacienne et d'une infirmière qui ont subi l'emprise des opioïdes.

Un texte de Jean-Philippe Robillard

Anik Isabelle a connu l'enfer des opioïdes. Cette pharmacienne de 37 ans a été accro aux comprimés d'oxycodone pendant plusieurs années.

Les opiacés, c'est un engrenage vraiment toxique. C'est une roue dévastatrice.Anik Isabelle

« Ça m'apaisait; c'est comme si quelqu'un m'entourait dans ses bras et qu'il me donnait un gros câlin. Ça donne une certaine paix intérieure et un certain bonheur. »

Pendant des mois, pour assouvir sa dépendance, elle a volé des comprimés dans les pharmacies où elle travaillait. Il y avait les médicaments qu'elle donnait aux patients et ceux qu'elle gardait pour elle. « J'ai détourné, j'ai volé, j'ai menti », dit-elle avec regret.

En juin 2015, la vie de la pharmacienne a basculé lorsqu'elle a perdu son droit de pratique. Des collègues ont découvert son jeu et l'ont dénoncée. Elle a aussitôt perdu son emploi, et l'Ordre des pharmaciens l'a radiée pour deux ans. On lui a aussi imposé une limitation de pratique d'une année supplémentaire.

Jamais elle n'aurait cru que des comprimés d'opioïdes allaient bouleverser sa vie de la sorte. « J'ai perdu des emplois; j'ai perdu des amis; j'ai perdu beaucoup de choses. »

Un premier comprimé « par curiosité »

Pour Anik Isabelle, tout a commencé en 2010, lorsqu’elle a découvert un pot de 100 comprimés d'oxycodone dans un sarrau. Alors que son conjoint travaillait beaucoup et qu'elle se sentait seule et « un peu déprimée », elle a décidé de prendre un des comprimés « par curiosité ». « Je traite les autres, donc je pensais que je pouvais me traiter moi-même. »

La pharmacienne a été rapidement prise au piège. « Je connaissais les effets des médicaments, donc je pensais peut-être pouvoir les contrôler, et je ne pensais jamais que ça pouvait m'arriver à moi. [...] Au début, c'était très, très occasionnel : une fois par mois, une fois par six semaines. Puis, plus le temps avançait et plus ça a été fréquent, jusqu'à tant que ça soit tous les jours. »

Les doses qu'elle volait, Anik affirme qu'elle les consommait le soir et les fins de semaine.

« J'ai réalisé assez tôt que j'avais un problème. J'ai essayé à plusieurs reprises de cesser par moi-même. Je n'y arrivais pas, donc je m'en voulais. Je me disais : "Voyons, Anik, tu devrais être capable de faire ça. Tu aides les autres! [...] Ce n'est pas comme ça que ça fonctionne. »

Pour tenter de s'en sortir, elle est allée chercher de l'aide. Elle a fait des thérapies. « On est des gens qui sont habitués à fournir de l'aide, donc être capable d'accepter que nous, on a besoin d'aide, c'est pas toujours facile.

Apaiser son stress

Nous avons aussi rencontré une infirmière qui est tombée sous l'emprise des opioïdes.

Pour cette femme de 35 ans qui préfère conserver l'anonymat, les problèmes ont commencé à l'automne 2012, lorsqu'elle a volé des comprimés de Dilaudid dans son hôpital pour tenter d'apaiser son stress au travail. « Je vivais beaucoup d'anxiété au travail. […] Tu n'es jamais à la hauteur. Tu manques toujours de temps. »

Elle affirme qu'avec les opioïdes, elle avait « l'impression d'être plus "relaxe", d'être plus concentrée, d'être plus fonctionnelle. » Bref, elle reprenait goût à son travail.

Cette mère de famille ne se doutait pas qu’elle allait rapidement devenir dépendante à ces médicaments – si bien qu'elle a commencé à conserver l'excédent des doses qu'elle administrait à ses patients pour se les injecter pendant ses heures de travail.
« Je prenais des restants; je les mettais dans une seringue cachée dans ma poche, alors ça fait que je pouvais prendre une dose le matin et une dose l'après-midi. »

Elle affirme qu'à un certain moment, elle était prête à tout pour se procurer ses doses quotidiennes de morphine et de Dilaudid. « J'ai été jusqu'à en prendre dans les boîtes à rebuts, où il y avait des aiguilles souillées. Ça m'est arrivé à quelques reprises de me piquer, puis j'ai dû passer des tests de dépistage des maladies transmissibles par le sang. À ce moment-là, on dirait qu'il n'y avait plus rien qui me dérangeait. »

Pendant plusieurs mois, elle a travaillé sous l'effet des narcotiques. « J'ai mis mes patients en danger. [...] C'était un risque que je ne voyais pas. [...] La culpabilité reste là. »

En avril 2013, tout a basculé alors qu'elle a été prise sur le fait.

J'ai été accusée de vols d'opioïdes et de consommation sur mes heures de travail.Une infirmière

Un moment difficile, où elle a dû révéler à son conjoint et à ses proches qu’elle avait développé une dépendance aux opioïdes.

À la demande de son employeur, elle a consulté des psychologues et des experts, mais à son retour au travail, la tentation était encore trop grande et elle a fait une rechute.

L'Ordre des infirmières l'a radiée pour neuf mois. On lui a également imposé une sanction supplémentaire de neuf mois, durant lesquels elle ne peut administrer de narcotiques ni y avoir accès. Depuis, elle a fait des thérapies et affirme s'être défaite de sa dépendance aux opioïdes.

Problèmes de dépendance

Ce qu'ont vécu cette pharmacienne et cette infirmière n'est pas unique.

Selon plusieurs études, on estime qu'environ 5 à 10 % des professionnels de la santé auront à un moment ou à un autre dans leur carrière des problèmes d'abus ou de dépendance à l'alcool, ou encore aux opioïdes.

Nous avons soigné beaucoup de médecins, de pharmaciens, de dentistes qui ont des problèmes de dépendance aux opiacés.Jean-Pierre Chiasson, médecin spécialiste en toxicomanie

Le docteur Jean-Pierre Chiasson est spécialiste en toxicomanie. Il connaît bien le problème. Dans son bureau de la Clinique Nouveau Départ, il reçoit régulièrement des professionnels de la santé dépendants aux opioïdes.

« Les médecins qu'on a soignés, qui ont eu ces problèmes de dépendance, ce sont des médecins qui étaient souvent isolés, qui travaillaient fort, qui ne se sentaient pas souvent valorisés », explique le Dr Chiasson. Il cite l'exemple d'un médecin qui avait des migraines. « Il a pris des comprimés de méthadone l'année dernière et il a commencé à s'automédicamenter, jusqu'au jour où il est devenu totalement dépendant. »

M. Chiasson affirme que certains professionnels de la santé sont prêts à tout pour obtenir leurs doses. « J'ai vu des gens se faire prescrire des pilules par d'autres. Un médecin qui faisait des prescriptions à l'un de ses enfants, mais c'était pour lui. »

Le Dr Chiasson précise qu'au fil des ans, il a vu plusieurs anesthésistes passer dans son bureau. « Les opiacés, ça fait des années qu'on sait que c'est un facteur de risque, particulièrement chez les anesthésistes. Moi, ceux que j'ai connus, les anesthésistes, c'était surtout du fentanyl. »

Selon des études américaines, les médecins d'urgence et les anesthésistes sont parmi les plus susceptibles de développer des dépendances.

Oser aborder le problème

C'est un sujet un peu tabou. Il n'y a personne qui veut vraiment parler de ça.Jean-François Courval, président de l'Association des anesthésiologistes

Le président de l'Association des anesthésiologistes du Québec, Jean-François Courval, admet que le sujet est délicat et que peu de gens osent l'aborder dans le milieu de la santé. Il confirme que certains anesthésiologistes sont dépendants aux opioïdes.

« Ils vont les voler, ils vont changer la dilution de leur médicament. Ils font toutes sortes de choses. » Il a même connu des collègues qui ont été pris au piège.
« Un patron que j'admirais beaucoup, sa carrière a été détruite à cause de ça, et j'ai vu un résident que je trouvais tellement bon, excellent, vraiment un super résident : overdose. [...] Les médicaments qu'on utilise en anesthésie, la marge de manœuvre est très faible, et lorsqu'on abuse de ces substances-là, malheureusement, les conséquences peuvent être catastrophiques. »

Les risques sont tels qu'il doit toujours avoir ses collègues à l'œil. « On les découvre, mais ces gens sont dans le déni complet. Ils vont se cacher. Ils vont tout faire pour éviter de se faire pincer. »

Un « problème marginal »

Pour le secrétaire du Collège des médecins, Yves Robert, il s'agit d'un problème marginal qui touche surtout certains professionnels de la santé.

« Le milieu de la chirurgie est particulièrement vulnérable. On comprend les chirurgiens, les anesthésistes [et] les résidents, les infirmières qui travaillent dans ce milieu-là parce qu'on utilise les narcotiques. [...] C'est évident qu'en salle d'opération, où le produit est immédiatement disponible, il peut y avoir des vols qui se produisent. Il peut y avoir un certain nombre d'usages illicites. [...] Il y a probablement aussi un risque un peu plus élevé en milieu d'urgence », ajoute M. Robert.

Le président de l'Association des infirmières et infirmiers d'urgence du Québec, Stephan Lavoie, reconnaît lui aussi le problème. Il affirme même que le personnel infirmier est susceptible de développer des dépendances aux opioïdes, puisqu'il en manipule quotidiennement.

« Le stress [lié] au travail, les horaires de travail changeants, la surcharge font en sorte que ça amène un réseau fertile d'abus de substance », indique M. Lavoie. « Tu termines un quart de travail, tu es fatigué un peu, tu as de la misère à dormir; tu prends un Ativan, un peu de morphine et à un moment donné, comme n'importe quel abus de substance, il y a une escalade de l'utilisation. »

Prévenir les dérapages

Pour éviter le vol et les abus, les établissements de santé ont mis en place des mesures de contrôle très serrées des narcotiques, où tout est sécurisé et sous clé.

M. Lavoie estime que ces mesures fonctionnent et permettent de prévenir les dérapages, mais il admet également que certaines infirmières arrivent encore à déjouer le système.

« On prépare une seringue de 5 milligrammes de morphine. Le patient a une prescription pour 3 milligrammes. [Les] 2 milligrammes, normalement, on devrait [les] jeter. Soit que je ne [les] jette pas et que je dis à ma collègue que je [les] ai jetés, ou encore je dis que j'ai donné 8 milligrammes, mais dans le fond j'en ai donné 5 et j'en garde 3. »

Stephan Lavoie, qui est également professeur à l'École des sciences infirmières de l'Université de Sherbrooke, croit qu’il faut mieux éduquer le personnel infirmier aux dangers des opioïdes. « Il y a de l'éducation qui est encore nécessaire pour faire en sorte que ces jeunes infirmières-là et même celles qui ont de l'expérience puissent réaliser l'importance de considérer ce médicament-là comme étant dangereux. »

Les ordres professionnels surveillent la situation de près, même s'ils estiment que le problème est marginal.

Des professionnels radiés

La présidente de l'Ordre des infirmières du Québec, Lucie Tremblay, soutient – chiffres à l'appui – que le nombre de cas d'infirmières qui sont radiées pour vols ou consommation d'opioïdes est relativement faible. « Toutes les situations sont graves, mais ce sont de petits nombres. [...] Chaque cas qui nous est signalé, on le prend au sérieux et on va tout de suite amorcer un processus d'enquête, s'assurer qu'on va protéger le public. »

Depuis cinq ans, le conseil de discipline de l’Ordre des infirmières s’est penché sur 63 cas de personnes qui s’étaient approprié des médicaments, toutes substances confondues (dont des opioïdes), ou qui avaient exercé leur travail dans un état susceptible de compromettre la qualité des soins de santé.

De son côté, le président de l'Ordre des pharmaciens, Bertrand Bolduc, soutient que des mesures sont prises aussitôt qu'un membre est soupçonné de dérober ou de consommer des narcotiques. « On a quelques membres tous les ans qui tombent du mauvais côté. On les attrape. On les arrête. On les suspend. On les radie souvent pour une bonne période. »

Depuis cinq ans, 13 pharmaciens ont été radiés pour avoir volé ou consommé des narcotiques. Au cours de la même période, selon le Collège des médecins, deux médecins seulement ont fait l'objet de telles plaintes. Il est à noter que les médecins québécois ont accès à un programme d'aide. Pour des raisons de confidentialité, les responsables du programme ont refusé de donner le nombre de demandes d’aide liées à des problèmes de dépendance aux opioïdes.

Pour les infirmières et les pharmaciens, ce sont les établissements de santé et les chaînes de pharmacies qui offrent des programmes d'aide.

À Montréal, le groupe Médisecours vient en aide aux médecins et aux dentistes qui ont des problèmes de dépendance, notamment aux opioïdes. Le groupe se réunit chaque mois. Ces professionnels de la santé préfèrent ce type de groupe d'entraide, parce qu'il procure un plus grand anonymat.

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