La machine à incarcérer américaine applique des peines très disproportionnées dont les minorités sont les premières victimes.

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états-unis vendredi 02 mai 2014
La machine à incarcérer américaine
Stéphane Bussard

L’Amérique applique des peines très disproportionnées dont les minorités sont les premières victimes. Deux rapports publiés cette semaine tirent la sonnette d’alarme et invitent à changer de politique

Plantée sur une île sur l’East River près de l’aéroport de La Guardia à New York, Rikers Island a une réputation sulfureuse. Avec ses 12?000 détenus, c’est la deuxième plus grande prison du pays. Ayant brièvement «accueilli» l’ex-directeur du Fonds monétaire international Dominique Strauss-Kahn, elle est minée par la violence entre des gangs rivaux, dont les noms sont aussi évocateurs que les Bloods, Latin Kings ou encore Trinitarios. Coups de couteau, nez ou vertèbres cassés. Certains voient dans l’extrême violence le corollaire des méthodes brutales de tolérance zéro appliquées par les gardiens: aucun avocat n’est autorisé à rendre visite à un détenu sans une décision de justice et il est refusé à tout journaliste d’y poser les pieds. Rikers Island est un huis clos.

Même si les Etats-Unis ont connu une chute de 5% des incarcérations depuis 2009 et que près de 58 établissements pénitenciers ont fermé leurs portes à travers le pays, l’Amérique a toujours mal à ses prisons. Dans un rapport de 464 pages intitulé «The Growth of Incarceration in the United States» et présenté mercredi à Washington, le National Research Council tire la sonnette d’alarme. La population carcérale a plus que quadruplé depuis les années 1980. Elle se chiffre aujourd’hui à 2,2 millions, soit 25% des personnes incarcérées dans le monde alors que les Etats-Unis ne représentent que 5% de la population mondiale. C’est presque neuf fois plus qu’en Suisse. La Californie croule sous la surpopulation carcérale. Des gymnases ont dû être aménagés pour accueillir des condamnés. La Cour suprême des Etats-Unis a imposé à cet Etat de la côte Ouest de réduire le nombre de détenus. Des dizaines de milliers d’entre eux ont ainsi été libérés. La Haute Cour lui a donné jusqu’en février 2016 pour réduire sa population carcérale de 144% de la capacité de ses prisons à 137,5%.

Les causes de la surpopulation carcérale sont connues. Dans le cadre de la «guerre contre la drogue» lancée dans les années 1990, de nombreux Etats ont adopté des lois draconiennes pour prolonger les peines de prison en cas de violation des législations sur les stupéfiants. De tels délits liés à la drogue représentent 49,9% des causes d’incarcération alors que les crimes liés à des armes à feu, à des explosifs (15,6%), à l’immigration (10,5%), à des abus sexuels (6,2%) voire à des homicides (2,8%) constituent des facteurs plus marginaux d’emprisonnement. Dans les années 1990, près de la moitié des 50 Etats américains et le Congrès ont voté des lois dites «three strikes and you’re out» qui imposent des sanctions d’une rare dureté aux récidivistes en cas de troisième délit, aussi mineur soit-il. En 2011, un homme fut condamné à la prison à perpétuité pour avoir volé des cassettes vidéo, car c’était son troisième délit.

Le constat est pour le moins paradoxal. Depuis 1990, les Etats-Unis ont vu la criminalité chuter de moitié. Responsable de la rédaction du rapport du National Research Council, Jeremy Travis prend du recul: les années 1960 et 1970 «furent une période tumultueuse de changements sociaux et politiques». Il lâche toutefois un commentaire surprenant: «Le taux de criminalité aux Etats-Unis ne montre pas de tendance claire. […] La meilleure explication de la hausse des incarcérations n’est donc pas le taux de criminalité, mais les choix politiques faits par les législateurs» de l’époque.

Le rapport est catégorique. La dureté du système pénal américain a aussi une justification clairement raciale. Plus de la moitié des détenus du pays sont Noirs ou Hispaniques. Deux minorités qui souffrent davantage de la pauvreté, du manque d’éducation et de problèmes de santé psychique. Selon le Bureau of Justice Statistics, un jeune Afro-Américain né en 2001 a 32,2% de chances de passer par la case prison. 68% des jeunes Noirs qui n’achèvent pas leur bac font un séjour en milieu carcéral.

Professeur à l’Université John Jay spécialisée dans la justice pénale, Martin Horn en est pourtant convaincu: «Les Etats-Unis sont à un tournant. Il y a un consensus croissant pour admettre qu’on emprisonne beaucoup trop.» A ses yeux, l’incarcération devrait être réservée aux condamnés les plus dangereux et il importe de trouver des solutions plus pragmatiques au niveau de la communauté pour les délits mineurs. «La prison, surtout l’isolement cellulaire, va contre la nature humaine. Les détenus qui en ressortent adoptent souvent des comportements contraires à ceux que la société peut attendre d’eux. Le problème est d’autant plus lancinant qu’entre 20 et 40% des détenus ont des problèmes psychiques que le personnel pénitencier n’est pas à même de traiter.» Preuve de l’intérêt du sujet: jeudi, la Brookings Institution (Hamilton Project) a publié une autre étude qui juge impératif de limiter les incarcérations dont le coût social dépasse de loin les bénéfices en termes de lutte contre la criminalité.

Les coûts, financiers ceux-là, sont bien ce qui est susceptible de freiner la machine à incarcérer américaine. En 2009, le pays a dépensé 82,7 milliards de dollars pour son système carcéral, soit une augmentation de 230% par rapport à 1990. Même si on est loin du million de dollars par détenu de Guantanamo, la détention aux Etats-Unis coûte entre 23 000 et 60 000 dollars par an et par individu. L’argument séduit même les républicains conservateurs qui, en 1994, voulaient emprisonner tous azimuts. L’un d’eux, Newt Gingrich, l’avoue. «Le système de justice pénale américain est cassé. Il faut que les conservateurs montrent comment le réparer.» De son côté, l’administration de Barack Obama prend les devants. A la fin avril, le Département de la justice a lancé un programme visant à réduire les peines liées à des problèmes de drogues pour les condamnés à plus de 10 ans de réclusion. A voir si le Congrès suit la Maison-Blanche…

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