Cannabis - Les Amériques lèvent un tabou
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Les Amériques lèvent un tabou
5 décembre 2012 à 21:37
Analyse L’Urugay envisage aussi la légalisation. Le Mexique et la Colombie, eux, contestent la guerre à la drogue.
Par MICHEL HENRY
Libération
En 1931, un médecin américain, le Dr Fossier, écrivait : «La race dominante et les pays les plus éclairés sont alcooliques, alors que les races et les nations dépendantes du chanvre et de l’opium se sont détériorées mentalement et physiquement, bien qu’elles aient auparavant atteint des sommets en termes de civilisation et de culture.» Que penserait-il aujourd’hui de son pays ?
Détenir 28 grammes de cannabis devient légal dans l’Etat de Washington si on a plus de 21 ans (lire ci-contre) et il en sera bientôt de même dans le Colorado. Plus fort : les électeurs de ces deux Etats ont aussi voté la future légalisation du commerce de cannabis. Début 2014, des boutiques vendant de l’herbe et payant des taxes comme tout commerce pourraient y voir le jour. Aucun pays au monde ne l’a fait, même pas les Pays-Bas : si la vente y est légale, la production y reste illégale.
Ainsi, le gendarme antidrogues de la planète se porterait à l’avant-garde de la légalisation ?
On hallucine.
Les Etats-Unis ont inventé la prohibition du cannabis il y a un siècle et mènent depuis quarante ans une «guerre à la drogue» dans laquelle ils ont déjà englouti - en pure perte - plus de 1 000 milliards de dollars. Voilà qu’ils tournent casaque ? Il n’est pas écrit que le pouvoir américain l’acceptera. Barack Obama a toute l’année 2013 pour trouver une parade contre cette révolution qui contrevient à la loi fédérale et aux conventions internationales.
Mais pour un pays ultrarépressif qui envoie chaque année des centaines de milliers de personnes derrière les barreaux pour des affaires de stupéfiants, il y a déjà là un coup de tonnerre. Le vers est dans le fruit. Les électeurs des deux Etats se seraient-ils collectivement mis aux pétards ? Non. Leur vote reflète plutôt une vision pragmatique : les centaines de millions dépensés pour la répression dans le pays ne sont pas efficaces. Et, au niveau international, la «guerre à la drogue» fait plus de dégâts que la drogue elle-même.
Effronterie. Ce dernier constat remue aussi l’Amérique latine. L’Uruguay discute d’un projet présenté par son président pour organiser un marché légal du cannabis. Marre du marché noir et des règlements de compte. Et depuis plusieurs mois, Mexique, Colombie ou Guatemala remettent ouvertement en cause la «guerre à la drogue» qu’ils subissent sur leur sol, une effronterie qu’ils n’auraient jamais osée auparavant. «Il faut revoir la stratégie internationale sur les drogues.
Cela ne peut plus attendre», ont exigé le 12 novembre le Mexique, le Costa Rica, Honduras, Belize et le Guatemala. Au Mexique, où la guerre contre les narcos a fait 60 000 morts en six ans, le gouverneur de l’Etat du Chihuahua a proposé de légaliser l’exportation de marijuana : comme elle est légale dans deux Etats américains, il y a un marché à prendre.
Un tabou est brisé, l’autorité des Etats-Unis est défiée. Mais existe-t-elle encore ? «Il n’y a plus d’instance internationale qui a les moyens de faire appliquer les conventions internationales», relève la sociologue Anne Coppel (1). Jusqu’ici, tout pays qui sortait de la ligne dure fixée par les Etats-Unis pouvait numéroter ses abattis. Cela semble fini. «Si l’Uruguay ou le Maroc décident de légaliser, qui pourra les en empêcher ?» demande Coppel. Personne. «Les Etats-Unis donnaient le ton. S’ils ne le font plus, tout devient possible.»
Abstinence. La période qui s’ouvre est à l’incertitude. La prohibition reste la règle, mais il n’est plus interdit de développer des stratégies régionales, voire locales : chaque pays, chaque région peut traiter la question à son goût - ou essayer. On ne s’en est pas aperçu en France (lire page 5), mais l’espoir d’un changement de paradigme est bien réel, un siècle après l’introduction de la prohibition des drogues, via la Convention internationale de l’opium, signée en 1912 à La Haye.
A l’époque, le puritanisme américain était à la manœuvre, couplé à l’inatteignable objectif de l’abstinence universelle. Pendant des siècles, les êtres humains avaient consommé des drogues sans que les autorités s’en mêlent. Mais début XXe, les Etats-Unis les ont identifiées comme «anti-américaines», car importées ou consommées par des minorités : Chinois, Noirs, Mexicains… Quand El Paso, au Texas, a interdit la marijuana en 1914, «la raison sous-jacente n’est pas de prohiber le cannabis, mais de se débarrasser des Mexicains», soutient l’historien Martin Booth.
En 1938, un médecin témoignait à un procès dans le New Jersey : «Après deux bouffées de marijuana, je me suis transformé en chauve-souris.» Désolé docteur, mais la chauve-souris a pris le pouvoir dans deux Etats.
(1) Auteure de «Drogues : sortir de l’impasse», avec Olivier Doubre aux éditions La Découverte.
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