Forces armées contre « favelas ». Violence sociale et corruption policière.

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Violence sociale et corruption policière

Forces armées contre « favelas »
La récente et spectaculaire intervention des forces armées dans les favelas (bidonvilles) du centre de Rio-de-Janeiro, pour « combattre le crime organisé », et l’instauration d’un véritable dispositif de guerre - opérations de bouclage des favelas, parachutages, utilisation d’hélicoptères de combat, de blindés, ainsi que la mobilisation de 72 000 hommes des corps d’élite - viennent confirmer, s’il en était besoin, que la question de la violence urbaine est au cœur de la crise sociale au Brésil.

Les chiffres, jusque dans leur imprécision, ont de quoi impressionner si on les jette en pâture à l’opinion publique. Quelque 7 000 assassinats à Rio en 1992 (1) ; 4 700 homicides à Sao-Paulo pour les sept premiers mois de 1994 (2) ; et aucune grande capitale - Belo-Horizonte, Salvador, Recife, ni même Brasilia - n’échappe à un décompte annuel de victimes qui fait penser à une véritable guerre « de faible intensité ».

« Guerre civile » ou « guerre contre le crime organisé » sont, du reste, les formules les plus souvent reprises, avec emphase, par les médias et les responsables politiques, confortant ainsi, dans l’esprit des classes aisées, le sentiment de menace globale, celui de légitime défense, et encourageant l’appel à une politique répressive vigoureuse.

De façon explicite ou implicite, la source désignée de l’insécurité serait l’énorme masse des déshérités qui s’entassent dans les favelas autour des quartiers aisés. La presse à sensation et les journaux télévisés multiplient les nouvelles effrayantes : vols à la tire se terminant en barbares assassinats ; meurtres épouvantables ; enlèvements, viols qui témoigneraient de la redoutable audace des bandes lourdement armées et organisées qui « contrôlent le crime » dans les favelas (3). Or, si l’on peut admettre que l’insécurité à Rio est la forme la plus paroxystique d’une situation semblable à celle de toutes les villes du pays, l’examen attentif de cette violence révèle, en revanche, l’incongruité de cette pensée sécuritaire.

Selon des données disponibles et fiables, ce qui frappe à Rio-de-Janeiro, c’est la courbe des homicides, qui croît de 1985 à 1990, pour régresser et se stabiliser au niveau de 1988 au cours des quatre dernières années. Parmi les victimes, on constate une croissance impressionnante de la tranche d’âge des jeunes de quinze à vingt-neuf ans, noirs ou métis, vivant en zone « favélisée » ou semi-« favélisée », qui constituent plus de 75 % des victimes... Si l’on prend comme critère la couleur de la peau, dans la zone sud de Rio, où se concentre la population à hauts revenus, essentiellement blanche, et « cible privilégiée » du banditisme, 67 % des victimes d’homicides sont noires ou métisses...

Ainsi, alors que la sécurité des classes blanches et aisées s’améliore considérablement, c’est l’aggravation de l’insécurité des jeunes des favelas, pourtant désignés comme agents principaux de la criminalité, qui se révèle extrêmement alarmante (4).

Certes, pour se faire une idée de la criminalité urbaine, l’indice des homicides, si élevé soit-il, ne suffit pas. Or, tous les autres indices - à la baisse - confirment la décroissance réelle de la menace supposée peser sur la sécurité des personnes : coups et blessures (- 10 %), vols (- 15 %), viols (- 40 %), cambriolages (- 10 %).

Car c’est d’abord à l’intérieur des favelas, et non contre les classes possédantes, que s’exerce la violence principale ; et elle n’a pas pour objet l’atteinte aux biens mais l’élimination physique. Un autre indice confirme cette donnée : 72 % des victimes d’homicide sont directement ou indirectement en contact avec le trafic de drogue.

Cette « carte de la criminalité » se superpose à celle de l’exclusion sociale, dont les favelas sont la manifestation urbaine la plus criante. Durant la période 1981-1991, alors que la croissance démographique de Rio a été pratiquement insignifiante, le nombre de familles pauvres, c’est-à-dire dont le revenu par tête était inférieur à 35 dollars (environ 180 F) par mois, est passé de 19 % à 25 % de la population. Dans la même période, la part des revenus de la moitié la plus pauvre a diminué de 15,3 % à 10 %, tandis que celle du 1 % le plus riche de la population est passée de 11,5 % à 20 %. En d’autres termes, alors que chez les classes privilégiées l’euphorie et la croissance se traduisent par une débauche consommatrice et par un spectacle chaque fois plus agressif du Rio festif, les favelas accueillent une part chaque fois plus importante de la population.

Pour la jeunesse, la vente de drogue aux classes privilégiées, dont la consommation est aiguillonnée par l’euphorie économique, devient la forme la plus sûre de survie. Les groupes se forment dans chaque favela, autour de jeunes décidés qui prennent en gérance des « points de vente » et organisent autour d’eux de véritables réseaux de ravitaillement des beaux quartiers environnants. Le but du commerce n’est pas la consommation des favelas, où l’usage de la drogue est pratiquement insignifiant. Cette activité offre, pour toute une jeunesse exclue des plaisirs de la société hédoniste, la revanche la plus valorisante.

Sur un espace fermé et un marché saturé, la concurrence se transforme en rivalité puis, rapidement, en guerre entre bandes rivales, ce qui pousse la police - corrompue - à accroître ses exigences quant à la part prélevée pour son compte. Le cycle est engagé. Les guerres entre bandes encouragent une course néfaste aux armements chaque fois plus lourds, ce qui permet une nouvelle activité illicite pour la police, qui n’a pas hésité à se lancer dans le trafic d’armes.

Quand le déséquilibre entre bandes concurrentes devient trop grand, ou quand la puissance d’une bande menace son contrôle sur un segment important de marché, on voit alors la police engager des opérations « à compte propre » destinées à rétablir momentanément l’équilibre : exterminations, exécutions sommaires, ratonnades dans les favelas, fusillades, qui entraînent une tendance au renforcement de l’armement des bandes. Ce sont à la fois ces guerres entre bandes rivales et l’interaction des intérêts propres à la police dans ces rivalités qui expliquent justement les chiffres paradoxaux de l’« insécurité » à Rio-de-Janeiro. Ce sont les pauvres - considérés comme des délinquants potentiels - qui en meurent le plus.

Depuis un an, 330 cadres de la police militaire de Rio ont été inculpés, et les enquêtes judiciaires sur les trafics d’armes, de drogue et sur la corruption ont été nombreuses et spectaculaires. En 1993, la police militaire de Sao-Paulo a reconnu avoir abattu 1 500 personnes - une toutes les six heures - sans qu’à aucun moment les autorités aient exigé la moindre explication (à titre de comparaison, à New-York, où les niveaux de violence sont comparables, 28 personnes « seulement » ont été abattues dans des confrontations avec la police en 1991). Ces chiffres ne prennent pas en compte les exécutions clandestines ni le tableau de chasse de la police civile, qui ne tient pas de registre des « bandits » abattus « en opérations ». L’accord entre le pouvoir fédéral, le gouvernement d’Etat, la municipalité et l’appareil policier est parfait à Sao-Paulo. La corruption et l’implication de la police dans toutes sortes de trafics - voitures volées, armes, jeux de hasard - s’observent du haut en bas de l’échelle, avec l’acquiescement d’une partie au moins du pouvoir politique, qui y trouve, en échange, le soutien policier pour maintenir l’apparence d’un ordre public urbain.

Une stratégie policière de la tension
A Rio, la menace que le nouveau commandant de la police militaire, le colonel Cerqueira, faisait peser sur l’activité criminelle des polices a déclenché une véritable stratégie de tension de la part de celles-ci. Elles ont profité des contradictions entre le pouvoir fédéral et les médias, d’un côté, et le gouvernement d’Etat, de l’autre, dans un contexte politique paralysé par l’élection présidentielle. Dès le mois de juillet 1994 étaient lancées des opérations illégales de grande envergure contre les favelas ; des exécutions sommaires et des actions proprement terroristes se multiplièrent chaque semaine, puis chaque jour, créant, à Rio-de-Janeiro, un climat de tension extrême, renforcé et démultiplié par les grands médias, notamment par les journaux et les chaînes du puissant groupe Globo. L’intervention militaire de l’automne dernier, prolongeant cette campagne, a été ainsi amenée - malgré une forte réticence initiale de l’état-major - à prendre pour cible les favelas, globalement désignées comme « sources de l’insécurité dans la ville ». Plus que d’une erreur de tir, il s’agit d’un détournement d’objectif résultant de la pression conjointe des polices et des médias.

Héritage corrompu du temps de la dictature, les polices militaires dépendent de l’état-major de l’armée de terre et sont mises à disposition des gouverneurs. En réalité, elles n’obéissent qu’à elles-mêmes. Avec des effectifs trois fois plus importants que ceux de l’armée, elles n’ont guère à se préoccuper de l’avis de l’état-major. Sur ce plan sécuritaire aussi, le nouveau président Cardoso devra démontrer que son projet d’« humaniser la vie sociale au Brésil » n’était pas une vaine promesse.

Gilles de Staal.

(1) Selon l’Institut médico-légal et la police militaire.

(2) Chiffres parus dans la presse, notamment dans Estado de Sao-Paulo, et fournis aussi par l’Institut médico-légal.

(3) Voir O Globo et Jornal do Brasil, pratiquement chaque jour de début octobre à novembre 1994. Cf. aussi l’article « A Nova Bosnia » (« La nouvelle Bosnie »), Estado de Sao-Paulo, 21 août 1994.

(4) Et ce contrairement à l’idée dominante que répètent les grands médias ; cf., par exemple, Jacques Girardon « Rio : le sang des favelas », l’Express, 8 décembre 1994.

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