Une dépendance à un comportement destructeur «sans drogue» : accros aux écrans vidéo, au shopping compulsif, au jeu pathologique

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Spéculation financière : une nouvelle addiction

P. S.
08/02/2010 |

Miser de grosses sommes d'argent peut susciter, chez les traders comme chez les spéculateurs amateurs, des émotions similaires à celles provoquées par la cocaïne.

«À un moment, j'ai pété les plombs… J'étais déconnecté du réel.» Interviewé sur son comportement un an après la révélation des pertes financières énormes qu'il a entraînées à la Société générale, Jérôme Kerviel, le trader le plus célèbre de France, avouait chercher dans l'exercice de son métier à «faire le maximum d'argent en un minimum de temps». N'ayant plus de limite, ni intérieure, ni extérieure, pour enrayer ses prises de risques, il n'avait pu s'arrêter et avait dérapé.

Cet aveu d'impuissance, les spécialistes des addictions l'entendent régulièrement prononcé par leurs patients toxicomanes ou alcooliques, mais aussi par tous ceux qui souffrent d'une dépendance à un comportement destructeur «sans drogue» : accros aux écrans vidéo, au shopping compulsif ou au jeu pathologique. Aujourd'hui, ces toxicomanies d'un genre particulier sont de plus en plus fréquentes. Au centre Marmottan, elles sont évaluées à 30 % des consultations.

Même si aucune étude n'a encore été menée, les ponts entre spéculation financière et risque de dépendance sont connus depuis longtemps. Dès 1957, le psychiatre américain Edmund Bergler mentionnait dans sa Psychologie du jeu les success hunters - «chasseurs de succès» -, une catégorie de joueurs narcissiques, très sûrs d'eux et autocentrés, qui se lançaient de manière effrénée dans la spéculation financière à haut risque pour accumuler des preuves de réussite matérielle.

«Scotché à mon écran dès le matin»

Ce monde d'excès et de vertige, Éric P., spécialiste des milieux financiers, le connaît bien. Dans les années 1980, il a été trader à la Bourse : «Tous les vendredis à 14 h 30, on attendait les chiffres américains. À 14 h 25, il y avait un silence de cathédrale dans le Palais Brongniart. Pour supporter le rythme des transactions et toutes les émotions liées au marché, la plupart des types étaient drogués à la cocaïne.» Lui a réussi à s'en sortir mais reconnaît avoir plongé il y a en­core quelques années dans un épisode «d'achat vente» frénétique. «Je croyais pouvoir gérer en bon père de famille un placement personnel de 30 000 euros. Très vite, je me suis retrouvé scotché à mon écran d'ordinateur dès le matin. J'étais à nouveau accro. Un ami m'a suggéré de fermer mon compte. Finalement, je l'ai fait.»

Comme dans les cas de jeu patholo­gique, les pertes de contrôle décrites par Éric P. ou Jérôme Kerviel sont dues aux émotions générées par le risque. Pris dans un monde de sensations extrêmes, les addicts aux jeux d'argent disent éprouver un thrill («frisson») qui n'est pas sans rappeler le «flash» du toxicomane. Quand Kerviel explique que «en un clic, on mise 205 millions d'euros», c'est ce vertige qu'il évoque.

«Faire des journées à un million d'euros»

Autre point commun avec les toxicomanes, les traders vivent dans un monde clos, très codifié, avec ses rites et son jargon technique : autour des tables de trading, on «prend une pose» (on mise), on «yorze» (on vend), on ­«spiel» (on spécule). Chez les cocaïnomanes, on est dans un «high», on «sniffe» ou on «redescend».

Les mécanismes psychologiques à l'œuvre sont aussi communs : obsession (le spéculateur, le joueur ou le toxicomane ne pensent plus «qu'à ça») ; compulsion (ils voudraient bien arrêter de miser mais ils n'y arrivent pas). Surtout, le seuil de tolérance, ou «assuétude», augmente : ce qui faisait beaucoup d'effet au début se banalise ensuite. «Quand j'ai envoyé sur le marché mon premier ordre de 200 000 euros, ma main tremblait », raconte Kerviel. Peu à peu, cette émotion se raréfie et le trader finira par «faire des journées à 1 million d'euros». C'est là l'un des plus grands pièges des addictions : à la fin, tout finit par perdre sa saveur et lasser. Il faut sans cesse augmenter les doses pour retrouver les mêmes vertiges.

La prise en charge de ces patients repose d'ailleurs sur le deuil des sensations extrêmes. Un temps de sevrage (arrêt de l'activité professionnelle liée à la spéculation) est nécessaire et doit être accompagné d'une psychothérapie. Là, à travers la parole, le dépendant devra passer par quelques étapes incontournables : abandon des idées de toute-puissance, de la sensation de contrôle, décentrage de son intérêt monomaniaque pour la mise. Peu à peu, il lui faudra retrouver le goût des choses plus ba­nales. Et se poser des questions sur le sens de sa vie.