Faut-il légaliser la marijuana ?

Marie-Claude Bourdon
RND, Septembre-octobre 2011, Vol. 109, no 5

Malgré d'intenses efforts de répression pour éradiquer la culture et la consommation de cannabis, ce commerce se porte mieux que jamais. Près de la moitié des Canadiens de plus de 15 ans ont déjà fumé de la marijuana.

La guerre contre la drogue est-elle efficace ? Pour plusieurs,la prohibition cause plus de tort que de bien. C'est notamment l'avis de Line Beauchesne, professeure de criminologie à l'Université d'Ottawa. D'autres, comme le Dr Marcel Boulanger, président du Conseil québécois sur le tabac et la santé, pensent que la légalisation de la vente de cannabis constituerait une grave erreur du point de vue de la santé publique.


Pour

« Légaliser signifie réglementer le produit comme on le fait pour l'alcool. »
Line Beauchesne

Line Beauchesne croit qu'il ne faut pas se contenter de dépénaliser ou de décriminaliser la possession de petites quantités de marijuana, comme certains le souhaitent. « Décriminaliser, cela signifie que la personne qu'on arrête et qui est en possession d'une petite quantité de drogue illicite n'héritera pas d'un dossier criminel, précise la criminologue. Mais cela ne change rien au fait que les gens qui souhaitent se procurer du cannabis doivent toujours s'approvisionner sur le marché noir. Or, si l'on admet que c'est le marché noir qui constitue le véritable problème, comme beaucoup d'études l'ont démontré, la décriminalisation ne règle rien ! »

Selon la professeure, la culture, la vente et la consommation de cannabis — à des fins médicales ou récréatives — devraient être entièrement légalisées afin que l'État puisse exercer un contrôle adéquat sur les substances vendues et consommées. « Légaliser signifie réglementer le produit comme on le fait pour l'alcool, souligne-t-elle, donc l'interdire aux mineurs et restreindre la vente à certains lieux, par exemple. » Cette méthode, croit-elle, serait beaucoup plus efficace que la prohibition. « Posez la question aux adolescents et vous verrez qu'il leur est beaucoup plus facile de se procurer du cannabis que de l'alcool ! »

La violence criminelle n'est pas un effet du cannabis, mais de la prohibition, souligne lacriminologue, qui ajoute qu'une minorité seulement de personnes qui fument du cannabis ont un problème de consommation. Selon le rapport Nolin, publié en 2002 par le Comité spécial du Sénat canadien sur les drogues illicites, la marijuana serait même moins dangereuse que les drogues « légales » que sont l'alcool ou le tabac. Le rapport recommandait d'ailleurs la légalisation de la substance.

La légalisation permettrait également de réglementer la culture du produit, sa qualité et sa concentration. « Lorsqu'on a mis fin à la prohibition de l'alcool, aux États-Unis, on n'a pas légalisé l'alcool frelaté, souligne la criminologue. Il a disparu avec la réglementation et les consommateurs n'ont pas continué à en réclamer sous prétexte que c'est ce qu'ils avaient l'habitude de consommer. »

Line Beauchesne estime que légaliser ne signifie pas augmenter la disponibilité du produit, mais plutôt augmenter le contrôle sur ce que les gens fument afin qu'ils puissent mieux gérer leur consommation. « Je ne nie pas que les abus de consommation existent, mais, en termes de santé publique, la légalisation du cannabis rendrait la prévention de ces abus beaucoup plus efficace. »

Les messages dramatiques diffusés dans un contexte de marché criminalisé et destinés à prévenir tout contact entre les jeunes et les drogues illicites sont contre-productifs, croit la professeure. « Il est dangereux de vouloir persuader les jeunes que fumer du cannabis mène tout droit à la consommation d'héroïne. Un adolescent qui, après avoir fumé quelques joints, se rend compte que cela est grossièrement exagéré, ne croira plus aucun message de prévention. » Elle ajoute que les messages de prévention devraient insister sur les facteurs qui mènent à la dépendance plutôt que sur les risques associés à la substance. Car quoi de plus naturel pour un adolescent que de vouloir prendre des risques ?

Line Beauchesne souhaite la légalisation du cannabis entre autres choses pour soustraire ce marché aux réseaux criminalisés —« une position d'ailleurs défendue par un nombre croissant de policiers » — , souligne-t-elle. Elle se méfie toutefois de l'argument selon lequel l'argent du commerce de la drogue retomberait ainsi dans les coffres du gouvernement. « Il ne faudrait surtout pas que la légalisation du cannabis mène à sa promotion et que le gouvernement devienne dépendant des revenus qu'il pourrait en tirer, dit-elle. Malheureusement, comme on l'a vu avec les jeux de hasard, la tentation est grande d'en tirer des profits toujours plus importants. »

Selon la criminologue, le taux de taxation du cannabis devrait être suffisamment élevé pour constituer un frein à la consommation, sans être excessif. «Avec des taxes trop élevées, on ouvre de nouveau la porte au marché noir, ce qui est le contraire de l'effet recherché », note-t-elle. Les produits de la taxe pourraient être investis dans les campagnes de prévention. « Au lieu de miser sur la peur, ces campagnes devraient parler d'usages appropriés et non appropriés, comme on le fait pour l'alcool, dit Line Beauchesne. Prendre un verre ou deux au cours d'une soirée est acceptable. Boire avant de prendre le volant ou d'aller au travail ne l'est pas. Ça devrait être la même chose pour le cannabis. »


Contre

« Comment peut-on croire que les jeunes fumeront moins si on légalise la substance ? »
Marcel Boulanger

Avant de devenir président du Conseil québécois sur le tabac et la santé, le Dr Marcel Boulanger a été médecin anesthésiste à l'Institut de cardiologie de Montréal où il a également été directeur médical. C'est en constatant les dommages du tabac sur la santé qu'il s'est engagé dans la cause. « Je me suis battu toute ma vie pour qu'on ne fasse pas du tabac une simple question de style de vie, dit-il. C'est la même chose pour le cannabis. Sa légalisation aurait nécessairement pour conséquence d'en banaliser l'usage, d'en faire une question de choix personnel. Je ne suis pas d'accord. »

Dans le cas du tabac, dont on a longtemps ignoré les méfaits, il a fallu attendre une épidémie de cancers du poumon, d'asthme et d'autres maladies pour que la société décide de passer à l'action et de lutter contre ce fléau. Le danger, avec la banalisation du cannabis, c'est de répéter le même processus, croit le Dr Boulanger. Selon lui, on ne peut affirmer qu'il s'agit d'un produit inoffensif. Même si les études ne permettent pas de conclure à un lien de causalité, on a commencé à observer des taux plus élevés de problèmes de santé mentale, notamment de schizophrénie, chez les consommateurs de cannabis. '

Selon Marcel Boulanger, s'il y a des substances qui présentent un intérêt pharmacologique dans le cannabis—« et, pour l'instant, les recherches à ce sujet ne sont pas très probantes » —, celles-ci devraient être extraites et l'on devrait s'en servir de façon scientifiquement défendable. « La morphine est un médicament très efficace, dit le médecin. Mais on ne fait pas fumer de la morphine aux malades ! »

Le corps humain, insiste le médecin, n'est pas conçu pour aspirer de la fumée. « Depuis que l'homme préhistorique allume des feux dans sa caverne, nous sommes exposés à la fumée. Pourtant, notre système respiratoire n'a jamais évolué pour s'y adapter. De plus, les personnes qui consomment du cannabis ont tendance à garder la fumée plus longtemps dans leurs poumons, ce qui est encore plus dommageable. »

Le Dr Boulanger ne croit pas à l'argument selon lequel la légalisation permettrait de mieux cibler les efforts de prévention. « Comment peut-on croire que les jeunes fumeront moins si on légalise la substance ?, demande-t-il. S'ils peuvent se procurer du cannabis légalement et en fumer au grand jour sous le nez des policiers, il est certain qu'ils vont consommer davantage. »

Quant à l'argument selon lequel la répression ne devrait pas exister puisqu'elle est inefficace, il ne le convainc pas non plus « Ce n'est pas parce que les jeunes font quelque chose que cela est bon, dit-il. Les jeunes roulent à 150 kilomètres à l'heure dans des quartiers résidentiels. Est-ce qu'on devrait bannir les limites de vitesse pour autant ? »

De plus en plus, on s'inquiète des effets de la consommation de cannabis sur la conduite automobile, observe Marcel Boulanger. « Grâce à des simulateurs de vol, on a soumis des pilotes d'avion à des situations potentiellement dangereuses avant et après leur avoir fait consommer du cannabis, raconte-t-il. Or, on s'est aperçu que leurs facultés étaient affaiblies non seulement 15 minutes après avoir consommé, mais également 12 heures et même 24 heures plus tard. On peut imaginer que les conséquences sont les mêmes pour quelqu'un qui fume de la marijuana et qui prend le volant. »

En apparence, la légalisation du cannabis ferait disparaître une partie des problèmes de criminalité qui y sont liés, notamment pour les agriculteurs, concède le médecin. Mais cela ne réglerait pas tout. « Par exemple, si on limite la teneur en cannabinoides dans les produits réglementés, il est à peu près certain que la mafia se fera un plaisir d'approvisionner le marché en produits plus concentrés. On verra donc réapparaître un marché noir contre lequel les policiers n'auront pas le choix de lutter, et l'on se retrouvera avec le même problème qu'au départ. »

Selon le Dr Boulanger, la légalisation du cannabis n'est pas un bon choix de société. «La sagesse la plus élémentaire nous pousse à être prudents. »