Évolution mondiale de la prohibition de 1729 à 1953

Il est intéressant de constater que les premiers traficants de drogue à grande échelle de l’ère moderne furent les Anglais, qui souhaitaient, dès le XVIIIe siècle, rétablir par tous les moyens leur balance commerciale déficitaire avec la Chine en inondant l’Empire du milieu d’opium produit dans leurs colonies. « La Chine cherche à limiter l’usage de l’opium dès 1729 et en interdit l’importation depuis 1792; néanmoins, les marchands anglais y introduisent des quantités croissantes. » [1] En 1839, la Chine s’adresse officiellement à la Reine Victoria et demande la fin de ce trafic, mais la Chambre des communes s’y oppose et la situation dégénère rapidement en ce qu’il est convenu d’appeler la « première guerre de l’opium ». Avec le Traité de Nankin de 1842, les Chinois défaits sont contraints de céder à l’Angleterre l’île de Hong-Kong et le remboursement de l’opium saisi. En 1856, les autorités chinoises arraisonnent le navire Arrow, et un nouveau conflit éclate rapidement. La France et l’Angleterre s’allient pour venir à bout des Chinois, alors que la Russie et les États-Unis offrent leur appui logistique. En juin 1858, le traité de Tientsin (Tianjin), auquel sont partie prenante la Russie, la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis, prévoit l’ouverture de dix ports au commerce étranger — en plus de la Cité jusqu’alors interdite de Pékin. Ce traité prévoit également que les missionnaires chrétiens pourront sillonner la Chine comme bon leur semble pour répandre leur foi, et que les convertis auront les pleins droits civils. Les autorités chinoises n’accepteront de le ratifier qu’en 1860.

C’est à partir de ce moment que les Chinois revirent leur veste et optent pour une augmentation de leur production domestique de pavot. Par un retournement logique de situation, l’opium chinois gagne progressivement la côte ouest de l’Amérique du Nord, et son usage limité aux quartiers portuaires cosmopolites risque de déborder vers les quartiers huppés. Au même moment, un mouvement hygiéniste et moraliste anti-opium et anti-alcool se répand dans les pays anglo-saxons, sous l’influence de l’Église anglicane et des ligues de tempérance. Par ailleurs, l’usage de la morphine gagne en popularité dans les capitales européennes et commence à inquiéter les autorités. La voie est pavée pour une prohibition des opiacés à l’échelle mondiale.

Influence croissante des États-Unis d'Amérique

Pendant un certain temps, la Grande-Bretagne et la France essaient tant bien que mal de protéger leurs intérêts commerciaux acquis de haute lutte. La première Conférence internationale sur l’opium de Shanghaï (1909), organisée sous l’impulsion de Mgr Brent, évêque de Manille, réunit treize États et se termine par l’adoption de neuf résolutions non contraignantes, mais qui constituent néanmoins une victoire morale de la croisade prohibitionniste des États-Unis. Il faut mentionner que les États-Unis ont bien plus que des intérêts moraux ou de santé publique dans la prohibition : celle-ci constitue en effet l’occasion parfaite d’affaiblir économiquement la France et l’Angleterre dans la région Asie-Pacifique, et d’expulser du territoire américain les coolies (ex-employés de la construction des chemins de fer dont on n’a plus besoin). « En définitive, les motifs de l’initiative américaine se divisent équitablement en trois branches : un tiers de morale humanitaire, un tiers de xénophobie raciste et un tiers d’intérêts géopolitiques. » [2] Toujours est-il que les Résolutions de Shanghaï sont, en droit international, à l’origine de l’idée désormais omniprésente de limiter le commerce de certaines substances à des fins médicales.

Non content de ces voeux pieux, Mgr Brent revient à la tête d’un délégation américaine à La Haye, aux fins de la Convention de 1912. Cette fois, les substances visées sont non seulement l’opium, mais aussi la coca et tous leurs dérivés respectifs. Les pays européens défendent farouchement leurs industries chimiques et pharmaceutiques et prônent une distribution réglementée, alors que la Chine et les États-Unis penchent du côté d’une prohibition à l’échelle mondiale; avec pour résultat que cette Convention, finalement, n’est guère plus contraignante que les Résolutions de Shanghaï. À la demande de l’Allemagne, la ratification de la Convention doit être effectuée par les 45 pays souverains de l’époque pour entrer en vigueur, et non pas par les seuls pays en présence (toujours au nombre de treize). Or la Première Guerre mondiale viendra retarder ce processus.

Le Traité de Versailles de 1919 [3] donne cependant à la Société des Nations (SDN) le mandat de contrôler l’exécution des mesures prises dans la Convention de 1912. Ainsi, selon l’article 23 (c) :

[les Membres de la Société] chargent la Société du contrôle général des accords relatifs à la traite des femmes et des enfants, du trafic de l’opium et autres drogues nuisibles;

De plus, selon l’article 295 :

Celles des Hautes Parties Contractantes qui n’auraient pas encore signé ou qui, après avoir signé, n’auraient pas encore ratifié la Convention sur l’Opium, signée à La Haye le 23 janvier 1912, sont d’accord pour mettre cette convention en vigueur, et, à cette fin, pour édicter la législation nécessaire aussitôt qu’il sera possible et, au plus tard, dans les douze mois qui suivront la mise en vigueur du présent Traité.

Les Hautes Parties Contractantes conviennent, en outre, pour celles d’entre elles qui n’ont pas encore ratifié ladite Convention, que la ratification du présent Traité équivaudra, à tous égards, à cette ratification et à la signature du Protocole spécial ouvert à La Haye conformément aux résolutions de la troisième Conférence sur l’opium, tenue en 1914 pour la mise en vigueur de ladite Convention.

C’est ainsi que la SDN organise en 1925 la conférence de Genève, donnant naissance à deux Conventions : 1) la Convention du 11 février 1925 relative à la suppression du commerce et de l’usage de l’opium préparé, moins axée sur la prohibition que son nom ne l’indique; et 2) la Convention internationale sur l’Opium, s’appliquant aux trois grandes cultures naturelles (pavot, coca et cannabis) ainsi qu’à leur dérivés, et mettant sur pied un Comité central permanent de contrôle des stupéfiants.

Par la suite, six autres conventions seront adoptées entre 1931 et 1953. Les buts visés sont, entre autres, la classification et l’ajout de nouvelles substances; le transfert des compétences en matière de lutte contre les stupéfiants de la SDN à l’ONU; l’instauration d’une réelle coopération policière; et enfin, en 1953, la restriction de l’offre « à la source ». Le Protocole de New-York de 1953 n’entrera en vigueur qu’en 1963, car les pays issus de la décolonisation sont réticents au principe des inspections et du contrôle de l’agriculture, interprété comme une ingérence inacceptable dans le domaine de leurs ressources naturelles.


[1] André Decourrière, Les drogues dans l'Union Européenne: Le Droit en question. Bruxelles : Bruylant, 1996, p. 31.
[2] Francis Caballero, Droit de la Drogue. Paris : Dalloz, 1989, p. 41.
[3] Traité de paix entre les puissances alliées et associées et l'Allemagne et protocole, signé à Versailles (28 juin 1919).