Entre deux joints...

Point de mire, 19 février 1971
Par Pierre Bourgault

Quand je dis que les étudiants sont morts, je ne crois pas exagérer. Jamais depuis dix ans, avons-nous senti dans ce milieu pareille désaffection, semblable impuissance et égale absence d'imagination. D'après des observateurs américains, il semble que le phénomène soit le même au États-Unis. C'est donc toute l'Amérique du Nord étudiante qui dort.

Est-ce l'accalmie qui précède la tempête? Prépare-t-on en silence des révolutions audacieuses? N'est-ce là qu'un moment d'arrêt pour reprendre son souffle? Je voudrais le croire mais je n'arrive pas à m'en convaincre.

Je crains plutôt d'être obligé d'affirmer que ce sommeil cache une certaine lâcheté doublée d'un masochisme collectif aberrant. Ou alors comment expliquer cette espèce de jouissance qu'ont les jeunes à courber l'échine sous l'insulte, à sourire de l'exploitation dont ils sont l'objet, à frémir d'aise à la seule pensée de se découvrir les victimes d'un système qui les digère un à un?

J'ai cru un moment que tous ces jeunes nous préparaient une «révolution par le vide» ou la «révolution-non-révolution», le «drop out» collectif. Plutôt que de combattre le système, on l'ignore tout simplement, on s'en dissocie totalement, on le fait s'écrouler sous l'indifférence. On en sort. On s'installe dans une sorte de marginalité créatrice, à côté et en deçà du système. Au bout d'un certain temps, les deux cultures mènent chacun son chemin, parallèlement. Un peu plus tard, la vieille culture disparaît d'elle-même, ne trouvant plus personne pour l'habiter. Cette idée d'une révolution globale et non violente avait de quoi séduire. Mais je suis presque convaincu maintenant qu'elle ne se fera pas. Pour des raisons très simples: la première étant qu'il n'y a pas, chez les «drop out», de véritable conscience révolutionnaire. En vérité, bien peu ont dépassé le stade de la révolte individuelle. Or, pour qu'une révolution soit efficace, y compris la révolution par le vide, il faut qu'elle s'organise à partir d'une conscience collective.

Cela n'est pas le cas. Et combien de jeunes aujourd'hui ne conservent de la révolution qu'une impuissante illusion personnelle. D'autre part, pour que cette révolution arrive, il faudrait que le "drop out" le soit vraiment, qu'il refuse toute participation, qu'il s'exclue systématiquement. Or, cela n'est le fait que d'un très petit nombre. Les autres COLLABORENT, et le plus souvent ils ne le font que par intérêt personnel. Cela ne peut déboucher que sur l'intégration à plus ou moins long terme.

Ce qui ne semble pas avoir été compris, c'est que cette NON-RÉVOLUTION appelle un combat aussi exigeant que la révolution traditionnelle. Ce combat n'existe pas alors que, pendant ce temps, les adversaires, eux, se servent de toutes les armes à leur disposition. Je ne crois donc pas que l'apathie générale des jeunes d'aujourd'hui soit le signe avant-coureur d'une révolution culturelle sans précédent dans l'histoire du monde. Si, par ailleurs, on consent à n'être qu'un «drop out» à mi-temps, il faudrait quand même avoir l'honnêteté de ne pas jouer au martyr ou au moins avoir la lucidité nécessaire pour se demander d'où vient cette jouissance masochiste dont je parlais plus haut.

Mais alors que se passe-t-il donc? S'il n'y a pas de NON-RÉVOLUTION, comment alors expliquer le comportement des jeunes? On trouve chez eux peu de réformistes: je parle ici de ceux qui s'engageraient dans les formations traditionnelles, partis politiques, syndicats, associations étudiantes, etc., pour les faire évoluer dans le sens qu'ils l'entendent. Je comprends parfaitement que le réformisme ait trop souvent montré son impuissance pour séduire des esprits jeunes et dynamiques. Rejetant le réformisme, on se trouve devant le choix révolutionnaire. Mais je ne vois pas ce choix hanter l'esprit de la jeunesse québécoise actuelle. En effet, si on trouve chez nous un certain nombre de jeunes engagés dans une action révolutionnaire, on voit mal comment on pourrait sérieusement parler d'une jeunesse révolutionnaire.

Cherchons ailleurs. Il arrive souvent qu'avant la révolution, on trouve la contestation, plus ou moins organisée, plus ou moins efficace. On pourrait temporairement s'en contenter en se disant: c'est toujours ça de pris. Mais cette année, rien, ou à peu près. Même la contestation, apanage de la jeunesse depuis dix ans, semble devoir être récupérée par les adultes.

Mais il reste quoi alors? Rien. Ni réformisme, ni contestation, ni révolution, ni non-révolution, ni IMAGINATION. «L'imagination au pouvoir», c'était un beau slogan. Il est resté vide. Personne ne semble s'être avisé que l'imagination pouvait s'exercer en dehors du pouvoir, qu'elle pouvait même être un instrument pour y mener.

Non, vraiment, je regrette qu'il faille bien parler ici de lâcheté. Je refuse la réponse facile de ceux qui disent que tout cela est dû à la drogue. C'est une mauvaise réponse. Je connais des douzaines de gens (jeunes et moins jeunes) qui fument et qui «droppent» et qui travaillent quand même quinze heures par jour. Le «pot» a le dos large mais pas au point d'en faire une excuse.

LÂCHETÉ. La plus grande lâcheté dans ce cas consiste à se laisser bouffer par le système en le dénonçant du bout des lèvres mais sans jamais entretenir l'espoir de le vaincre. Ne faire aucun projet pour le remplacer. N'entreprendre aucune action pour le renverser. Ou ne pas savoir imaginer une société parallèle. S'endormir. Mourir. «To die, to sleep no more, perchance to dream». La peur d'Hamlet. La grande peur québécoise d'Hamlet. Le désespoir.

On ne trouve plus de raisons de vivre? C'est pourtant la vie même qui porte en elle toute sa signification. Il n'y a pas d'autre sens. Il n'y a pas d'autre raison. Si, au moins, vous vous suicidiez, je comprendrais. Même pas. Vous vous laissez assassiner en souriant. Bande de caves. C'est votre droit. Ce n'est pas moi qui vous en empêcherai. Mais vous n'empêcherez pas non plus de continuer à espérer un peu. Espérer que peut-être l'an prochain... ou deux ans...

Espérer! Entre deux joints vous ne croyez pas qu'on pourrait peut-être faire quelque chose?