A larme de Kroko: Le Krokodil déferle-t-il vraiment sur l’Europe ?

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Le Krokodil déferle-t-il vraiment sur l’Europe?
20/10/2011

Aux armes citoyens, le krokodil est à nos portes. « La nouvelle drogue russe à l’assaut de l’Europe », n’hésitent pas à titrer mes confrères d’Atlantico sous l’étrange surtitre « Mortelle ». Grossièrement synthétisée à partir de codeïne, un dérivé de morphine en vente libre en Russie, la désomorphine, ou krokodil, aurait « déjà ravagé la Russie », serait « trois fois » moins chère que l’héroïne mais également beaucoup plus nocive:

« A l’endroit de l’injection, la peau prend une teinte verte et écailleuse, et est progressivement rongée par des composants acides [d'où son petit nom, ndlr]. Résultat : amputations et gangrènes sont fréquentes, et l’espérance de vie de ses utilisateurs réguliers réduites à deux ans maximum. »

On apprend même sur le site du Figaro que « cet ersatz de l’héroïne peut tuer dès la première injection ». Ce qui est le cas de la plupart des drogues, à condition d’y mettre la dose. Dans cet article on apprend que l’espérance de vie des utilisateurs atteint cette fois « rarement trois ans, la plupart meurt au bout d’un an ». On apprend également que les autorités parlent de 100 000 consommateurs mais que, « selon les associations », il y aurait un million d’usagers en Russie, où la drogue serait apparue en 2002.

Un discours alarmiste déjà servi mot pour mot lors de l’apparition du crack, de la méthamphétamine ou plus récemment de l’oxidado, oubliant que ce qui rend ces nouvelles drogues si dangereuses est avant tout la misère et la clandestinité dans lesquelles sont maintenus leurs usagers.

Une première incohérence est soulevée fort à propos par Atlantico: « Si les effets sont aussi terribles, comment expliquer que 100.000 Russes y soient aujourd’hui addicts? » Tout simplement parce qu’ils « pensent prendre de l’héroïne, et s’aperçoivent trop tard de la méprise ». C’est ballot! En dix ans, plus de 100 000 Russes ne se seraient pas rendu compte qu’on ne leur refilait pas de l’héroïne mais un poison. Et tous seraient (réflexe de Pavlov?) retournés voir les mêmes dealers-escrocs. Enfin, si le krokodil est « vingt fois moins cher » que l’héroïne, selon les informations du Figaro, « trois fois » selon celles d’Atlantico, n’est-il pas étrange que les acheteurs ne réalisent toujours pas qu’à ce prix, ce n’est pas de l’héroïne?

Autre problème, comment une drogue qui tue « la plupart de ces usagers en moins d’un an » ou même « toutes ses victimes » selon la Pravda, se propage encore au bout de dix ans? Célèbre proverbe de dealer: il n’est jamais bon pour le climat des affaires de tuer ses clients. Enfin pourquoi, avec au bas mot près de 100 000 morts par an (de 100 000 à un million d’usagers qui meurent presque tous au bout d’un an), aucune alerte sanitaire n’a été lancée au niveau international?

Quant à « l’assaut » sur l’Europe, il est tout relatif. D’abord parce que cet assaut se résume pour l’instant à quatre sans-abris de Bochum, en Allemagne, qui présenteraient les symptômes associés à la consommation de krokodil. Mais, apprend-on de manière presque anecdotique dans le Figaro, « les premières analyses effectuées sur des échantillons de drogue retrouvés à la gare de Bochum n’ont pas pu prouver la présence de la Crocodile ». Un policier a toutefois déclaré que ce n’était pas un cas isolé, sans plus de précision. La drogue soviétique ne déferle donc pas encore tout à fait sur l’Occident.

Le souci, c’est qu’aucune de ces données aussi précises que contradictoires ne renvoie à la moindre étude scientifique, laissant à supposer qu’elles viennent plutôt d’autres articles de presse. Qui eux-mêmes ne pointent vers aucune étude scientifique. Alors d’où viennent ces chiffres? La seule source citée est généralement le responsable de la lutte antidrogues russe, Viktor Ivanov, politicien, homme d’affaires avisé et ancien du KGB, mais pas vraiment médecin.

Or la position des autorités russes sur la question est pour le moins ambigue. D’un côté, elles multiplient les déclarations catastrophistes, mais de l’autre il faudra attendre juin 2012 pour que la codéïne, molécule de base du krokodil, soit prescrite sur ordonnance. Une mesure en vigueur dans de nombreux pays (dont la France) et réclamée depuis trois ans, mais qui se heurte aux intérêts des labos russes. Résultat, selon des reportages du Time et de The Independant, les junkies se fabriquent leur mélange eux-mêmes, en achetant la codéïne à la pharmacie du coin et en y ajoutant tout et n’importe quoi. Ce qui explique la dangerosité du cocktail final (et ruine la théorie du dealer escroc avancée par Atlantico…).

Crack, métamphétamine, oxidado (un récent dérivé de cocaïne « pire que le crack »)… le schéma se reproduit inlassablement depuis plus de 20 ans. La guerre à la cocaïne et à l’héroïne favorise l’apparition de drogues bon marché fabriquées dans des laboratoires de fortune au plus près de centres de consommation, où les clients potentiels sont des marginaux vivant dans une extrême misère. Des drogues plus difficiles à traquer, puisque leur production est décentralisée, plus nocives, puisque produites par des amateurs à partir de produits frelatés, mais dont la dangerosité justifie paradoxalement l’escalade de la guerre à la drogue aux yeux de l’opinion.

Les autorités russes le reconnaissent pourtant elles-mêmes, si le krokodil est « la drogue la plus populaire en Russie [c'est] en raison de son faible prix et de la lutte efficace menée contre le trafic d’héroïne ». Faute d’héroïne bon marché, les usagers se retourent vers des drogues abordables. Et plus nocives encore. De quoi donner de l’eau au moulin de ceux qui pensent que « la guerre à la drogue est plus dangereuse que les drogues elles-mêmes ».

Reste ces insoutenables photos de victimes diffusées sur Internet. Malheureusement semblables aux photos diffusées par la police américaine en 2005 lors du boom de la méthamphétamine aux Etats-Unis. Des usagers de meth auxquels on ne donnait, à l’époque, pas plus longtemps à vivre qu’aux adeptes du krokodil.

Arnaud Aubron

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