L'arroseur arrosé : 3.1. Un conflit international?

La guerre à la drogue (War On Drugs), que certains militants n’hésitent pas à surnommer « guerre contre certaines drogues » (War On Some Drugs), est un concept qui a fait son apparition pour la première fois en 1968, lors d’un discours électoral de Richard Nixon tenu à Disneyland. [28] Dès cette époque, les réalités du conflit armé et de la production et consommation de drogues illicites étaient interreliées, puisque la grande majorité des toxicomanes états-uniens étaient en fait des vétérans de la guerre du Viêt-Nam ayant développé leurs habitudes de consommation lors de leur séjour en Asie du Sud-Est. Par ailleurs, certains opposants politiques du Parti Républicain (groupes noirs radicaux, hippies, étudiants) s’avéraient être de grands consommateurs de drogues douces.

Avec un peu de recul, la guerre à la drogue telle que formulée initialement apparaît donc, au plan interne, comme un moyen de marginaliser des opposants politiques. Avec Nixon bien en selle à la présidence des États-Unis, elle prit donc son essor en 1973, avec la création de la Drug Enforcement Administration (DEA). Le slogan War on Drugs est revenu en force en 1984 sous la présidence de Ronald Reagan et, en mode électoral une fois de plus, en 1989 lors de la campagne de George H. W. Bush. Somme toute, cela fait donc déjà près de trente ans que le terme guerre est utilisé, politiquement et médiatiquement, dans un contexte très différent des guerres interétatiques ou civiles couvertes par le droit humanitaire.

Au plan externe, l’ingérence des États-Unis en Amérique centrale et du Sud est une réalité depuis la Doctrine Monroe (1823) et surtout le Corollaire de Roosevelt (1904), mais le vocabulaire utilisé pour justifier les opérations de ce pays dans son « arrière-cour » a beaucoup changé. La lutte contre le communisme s’est graduellement métamorphosée en War on Drugs et, plus récemment, en War on Terror.

3.1.1 Le Plan Colombie et ses dérivés

Dans la région andine, la guerre à la drogue a pris une ampleur inusitée avec la mise en œuvre du Plan Colombie, consistant en l’octroi, à partir de juillet 2000 et jusqu’à la fin de 2001, d’une « aide d’urgence » de 1,3 milliard de dollars USD destinée à soutenir les forces armées colombiennes, en vertu du Military Construction Appropriations Bill. Concrètement, en plus de l’entraînement des troupes nationales, les actions des militaires américains (et des contractuels civils les accompagnant) consistent à fournir des renseignements et un appui logistique aux opérations antidrogue elles-mêmes. L’appui logistique peut en fait aller aussi loin que le don d’hélicoptères : 84 appareils Black Hawk ont ainsi été fournis aux forces de sécurité colombiennes depuis 1999. [29]

Pour l’année 2002, l’Administration Bush a pour sa part ajouté une enveloppe additionnelle de 731 millions $ baptisée Andean Counterdrug Initiative. Bien que cette somme soit en grande partie dévolue à la Colombie, l’accent mis sur la région andine dans son ensemble apparaît comme un retour à la stratégie connue sous le nom d’Andean Initiative, lancée sous George H. W. Bush en 1989. [30]

Par ailleurs, le lancement en 2003 du Plan Patriota, pour la première fois, a eu pour objectif prioritaire non pas la lutte contre la drogue, mais la protection du pipe-line Caño Limón-Coveñas et la reprise de territoires présentement contrôlés par la guérilla, situés dans les départements d’Arauca (près de la frontière vénézuelienne), de Caqueta, Guaviare et Meta (sud du pays). [31] En fait, la guérilla colombienne et les forces paramilitaires ont été déclarées « organisations terroristes » en avril 2002. [32] Vu l’implication de ces organisations dans le trafic de drogue, le budget de lutte contre les « narcotiques » peut donc, depuis août de cette même année, être affecté légalement aux mesures anti-insurrectionnelles, tandis que les programmes dédiés spécifiquement à la lutte contre le terrorisme et créés à la suite des attentats du 11 septembre 2001 ne se voient allouer qu’une très petite partie du budget alloué à la région andine :

On 2 August 2002, a legal provision regarding anti-terrorist emergency funds (HR 4775) allowed “the Colombian government to use all past and present counter-drug aid – all the helicopters, weapons, brigades and other initiatives of the past several years – against the insurgents.” [33]

Par conséquent, le Plan Patriote peut être exécuté en grande partie grâce à des programmes antidrogue déjà bien établis qui reprennent un nouvel élan dans une logique paramilitaire :

Of the 22,855 Latin Americans trained by the U.S. military in 2003, the greatest number, 5,506, took Light Infantry, which teaches such traditional basic military skills as small-unit tactics, operations in difficult terrain, and marksmanship. Some 1,650 Bolivian police took a civic action course, while 1,234 soldiers from a variety of countries learned riverine skills, applicable to both counternarcotics and counterinsurgency. [34]

Il existe cependant une tendance, de la part des États-Unis, à vouloir garder un profil bas quant à la présence réelle de ses ressortissants dans la région. Le Congrès a, par exemple, imposé un troop cap (seuil numéraire de troupes au sol à ne pas dépasser) en 2000, afin d’éviter l’enlisement des troupes dans un scénario digne du Viêt-Nam. Mais l’intensification du conflit a mené à une contestation du seuil établi en 2000. Après un aller-retour entre le Congrès et le Sénat, un comité spécial conjoint a approuvé une augmentation de ce seuil à 800 soldats et 600 contractuels le 8 octobre 2004. [35] Or, à en croire le passage ci-dessous, le nombre de personnes impliquées en Colombie aurait déjà dépassé ce nouveau seuil :

[I]n view of the fact that the law refers to ‘U.S. citizens’, the State Department and the various contracting firms active in the country, like DynCorp, are hiring personnel from Guatemala, Honduras and Peru in order to keep within the fixed limits. To make matters worse, some Central American pilots interviewed by DynCorp have disclosed to the press that they were asked to demonstrate having experience in combat. [36]

Il est à noter que l’expérience de combat mentionnée ci-haut est requise parce que les avions servant aux épandages aériens (crop dusters) doivent zigzaguer afin de ne pas être pris pour cible, malgré que les paramilitaires « nettoient » au préalable le terrain, afin d’éliminer les guerilleros ou des paysans qui auraient l’idée de protéger les plantations. Cette situation réduit grandement la précision des épandages et accentue les dommages causés aux cultures licites, au-delà même des frontières nationales comme mentionné précédemment. De plus, des hélicoptères de combat doivent « couvrir » les crop dusters et viser les éléments de guérilla qui pourraient lancer des attaques contre ceux-ci. Quant à l’équipage de ces hélicoptères, il est bien évidemment constitué de membres de la Police nationale colombienne, puisque la présence à bord de soldats américains autorisés à tirer confirmerait le caractère interétatique de ce conflit.

Enfin, ni les guérillas de gauche (ELN, EPL, FARC), ni les paramilitaires ne peuvent exactement être qualifiés de groupes de libération nationale, en vertu du droit à l’autodétermination des peuples. Somme toute, cette multiplicité des acteurs (forces régulières américaines et colombiennes, police nationale colombienne, contractuels civils, paramilitaires et guérilla) fait en sorte qu’il est très difficile de qualifier le conflit colombien selon les catégories classiques du droit humanitaire. Tout ce que l’on peut affirmer avec certitude est qu’il s’agit d’un conflit interne, que ce conflit risque de déstabiliser la région andine, et que les moyens utilisés s’apparentent à ceux utilisés en temps de guerre.


[28] Baum, Dan, 1997. Smoke and Mirrors: The War on Drugs and the Politics of Failure. Boston, MA : Little Brown & Co.
[29] Isacson, Adam, 2003. Plan Colombia 3 Year Anniversary Report Card. Washington : Washington Office on Latin America. En ligne: http://wola.org/Colombia/plan_col_report_card03.pdf
[30] Tate, Winifred, 2001. « Bush Announces Andean Counterdrug Initiative », Cross Currents : Washington and the Americas, 10, 2. Washington, DC : Washington Office on Latin America. En ligne : http://wola.org/publications/Enlace2001/2_andean_initiative.pdf
[31] Latin America Working Group Education Fund, Center for International Policy et Washington Office on Latin America, 2004. Blurring the Lines, Trends in U.S. military programs with Latin America, p. 4. En ligne : Center for International Policy, http://ciponline.org/facts/0410btl.pdf
[32] Thoumi, Francisco E., 2003. Op. cit., p. 230.
[33] Armenta, Amira, et al., éd., 2003. Op. cit., p. 8.
[34] Latin America Working Group Education Fund, Center for International Policy et Washington Office on Latin America, 2004. Op. cit., p. 4.
[35] U.S. Military and Police Aid: The "troop cap" debate. En ligne : The Center for International Policy's Colombia Program, http://ciponline.org/colombia/04cap.htm
[36] Montañés, Virginia et al., éd., 2001. Op. cit., p. 10.