L'arroseur arrosé : 3.2. Principes du droit de la guerre

3.2.1 Le principe de discrimination

Le principe de discrimination entre les populations et les biens civils et les objectifs militaires est fortement lié aux principes de nécessité et de proportionnalité décrits ci-dessous. La Cour internationale de justice (CIJ) a qualifié de « règles intransgressibles du droit coutumier » la plus grande partie des règles de droit humanitaire, que les États soient signataires des conventions de Genève ou non. [37]

Malheureusement, pour ce qui est de la Colombie, il est clair que la méthode d’éradication préconisée est incapable d’assurer cette discrimination, à supposer que les cultures illicites constituent réellement des objectifs militaires. D’autre part, les paysans sont souvent entraînés dans la production de coca par nécessité économique, ou par la coercition des groupes armés, paramilitaires ou guérillas. Doit-on pour autant les considérer partie intégrante de ces groupes? De plus, comment qualifier un paysan faisant feu sur un crop duster, dans une tentative désespérée de protéger ses cultures vivrières? Les paysans colombiens font ils partie eux-mêmes des cibles militaires?

3.2.2 Le principe de nécessité

Rappelant que le jugement de la nécessité ou non d’une mesure militaire particulière appartient presque toujours aux vainqueurs, Karine Mollard-Bannelier affirme ceci :

[I]l est quelque peu illusoire d’attendre que le principe de nécessité militaire protège l’environnement en temps de conflit armé, si ce n’est pour empêcher des destructions absolument gratuites, plutôt improbables, et des destructions punitives, assez rares. L’élasticité de la notion est susceptible de justifier une large gamme de mesures désastreuses pour l’environnement, et les considérations militaires pourraient l’emporter aisément sur les considérations écologiques. [38]

En guise d’exemple, le pipe-line Caño Limón-Coveñas a été attaqué plus de 1000 fois depuis 13 ans, et ces sabotages ont causé des déversements de pétrole aux conséquences environnementales graves. [39] Sachant cela, il est clair que, dans le département d’Arauca du moins, la protection de l’environnement a eu un poids négligeable par rapport à la nécessité militaire, c’est-à-dire reprendre par la force les territoires contrôlés par la guérilla. L’explication tient sans doute au fait que ces sabotages ont eu, somme toute, peu de répercussions directes en termes de vies humaines.

3.2.3 Le principe de proportionnalité

[Le principe de proportionnalité] s’inscrit dans la continuité du principe de nécessité militaire, qu’il complète, en stipulant que même les objectifs militaires ne peuvent pas faire l’objet d’une attaque de manière illimitée et incontrôlée : encore faut-il comparer les dommages collatéraux que cette attaque va provoquer avec l’avantage militaire attendu. [Il] permet donc de contrebalancer les nécessités militaires par l’évaluation, sur le plan humanitaire, des conséquences d’une attaque. [40]

Ce principe fut codifié pour la première fois en droit international en 1977, dans le Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I) [41], à l’article 51 §5(b) :

5. Seront, entre autres, considérés comme effectués sans discrimination les types d’attaques suivants :

b) les attaques dont on peut attendre qu’elles causent incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil, ou une combinaison de ces pertes et dommages, qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu.

L’article 57 §2(a) donne par ailleurs quelques précisions « opérationnelles » :

a) ceux qui préparent ou décident une attaque doivent : [...]

iii) s’abstenir de lancer une attaque dont on peut attendre qu’elle cause incidemment des pertes en vies humaines dans la population civile, des blessures aux personnes civiles, des dommages aux biens de caractère civil, ou une combinaison de ces pertes et dommages, qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu;

En ce qui concerne les objectifs militaires, le reporter photographe Jeremy Bigwood, en vertu du Freedom of Information Act (FOIA), a demandé que lui soient communiqués des dizaines de documents concernant les opérations anti-insurrectionnelles des États-Unis dans les pays de la Communauté andine, ainsi qu’au Nicaragua et au Panama. [42]

L’un de ces documents — mémorandum de la Central Intelligence Agency (CIA) en date du 21 juillet 1998 et intitulé Colombia: New Areas of Coca Cultivation — affirme ce qui suit :

Shifts in coca cultivation, away from the current primary coca growing areas of Caqueta, Guaviare, and Putumayo and far from aerial eradication bases, would erode many of the gains made by the eradication program and further stretch eradication resources which are already operating on several fronts.

Un autre mémorandum émis le 2 mai 2000 par le Bureau of Narcotics and Law Enforcement Affairs du Département d’État pose la question « Will Plan Colombia work? If not, will the United States be automatically drawn in further? » La réponse : « We expect it to work but cannot guarantee this, and have no intention of this becoming the next Vietnam. There can be no guarantees that Plan Colombia will be successful. We think, however, that the effort must be made... » La différence de ton entre le mémorandum pragmatique de la CIA et la phrase « We think, however, that the effort must be made... » du Département d’État, n’est pas sans rappeller la populaire expression faith based intelligence, utilisée dans certains médias américains, au sujet des motifs ayant mené à l’intervention armée en Irak. Elle dénote un aveuglement volontaire de la part des autorités.

Bref, ces quelques documents — gouttes d’eau extraites de l’océan d’informations échangées au sein du gouvernement des États-Unis — illustrent par ailleurs que les autorités ont décidé d’aller de l’avant, malgré qu’elles aient été informées non seulement des risques d’échec des programmes d’éradication, mais également du risque d’extension territoriale des cultures illicites!

Quant à la toxicité des formules chimiques employées, elle a été mentionné au point 2.2.2. Sur le territoire des États-Unis, les problèmes liés à l’utilisation du glyphosate chez les travailleurs agricoles, en Californie notamment, sont assez bien documentés pour en conclure que les autorités étaient au courant à la fois des risques posés par la méthode d’éradication choisie, et par les risques d’échec de cette méthode. Le volet « épandages aériens » du Plan Colombie a clairement échoué le test de proportionnalité.


[37] C.I.J., A.C., 8 juillet 1996, Licéité de la menace ou de l’emploi de l’arme nucléaire, §79.
[38] Mollard-Bannelier, Karine, 2001. La protection de l’environnement en temps de conflit armé. Paris : Pédone, p. 151.
[39] Washington Office on Latin America, 2003. « Protecting the Pipeline: The U.S. Military Mission Expands », Colombia Monitor, 2, 1, p.9. En ligne: http://wola.org/Colombia/monitor_may03_oil.pdf
[40] Mollard-Bannelier, Karine, 2001. Op. cit., p. 155.
[41] Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I), CICR, Acte final, Conférence diplomatique, 8 juin 1977 (entrée en vigueur : 7 décembre 1978). En ligne: Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, http://www.unhchr.ch/french/html/menu3/b/94_fr.htm
[42] Bigwood, Jeremy, FOIA responses by country and subject. En ligne : Jeremybigwood.net, http://jeremybigwood.net/FOIAs/FOIA.htm