L'arroseur arrosé : 3.3. Dispositions du droit humanitaire conventionnel

3.3.1 Interdiction des armes chimiques et biologiques

Durant la guerre du Viêt-Nam, l’Assemblée Générale des Nations Unies a émis certaines précisions importantes. La Résolution 2603 [43] du 16 décembre 1969 déclare en effet contraire aux règles généralement acceptées du droit international, telles qu’elles sont énoncées dans le Protocole concernant la prohibition d’emploi à la guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou similaires et de moyens bactériologiques, signé à Genève le 17 juin 1925, l’utilisation dans les conflits internationaux armés de :

a) Tout agent chimique de guerre — substances chimiques, qu’elles soient à l’état gazeux, liquide ou solide — en raison de ses effets toxiques directs sur l’homme, les animaux ou les plantes;

b) Tout agent biologique de guerre — organismes vivants, quelle qu’en soit la nature, ou produits infectieux qui en seraient dérivés — dans l’intention de causer la maladie ou la mort des personnes, des animaux ou des plantes et dont les effets dépendent de sa propension et se multiplier dans la personne, l’animal ou la plante attaqués.

La Convention du 10 avril 1972 sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication et du stockage des armes bactériologiques (biologiques) ou à toxines et sur leur destruction peut être considérée comme un premier développement du Protocole de 1925. [44] L’article premier stipule que :

Chaque État partie à la présente Convention s’engage à ne jamais, et en aucune circonstance, mettre au point, fabriquer, stocker, ni acquérir d’une manière ou d’une autre ni conserver :

  1. Des agents microbiologiques ou autres agents biologiques, ainsi que des toxines quels qu’en soient l’origine ou le mode de production, de types et en quantités qui ne sont pas destinés à des fins prophylactiques, de protection ou à d’autres fins pacifiques;
  2. Des armes, de l’équipement ou des vecteurs destinés à l’emploi de tels agents ou toxines à des fins hostiles ou dans des conflits armés.

La portée de la Convention n’est donc pas limitée aux seuls conflits armés. Toute action « à des fins hostiles » pourrait éventuellement être invoquée. Pour revenir à la question du Fusarium oxysporum abordée au point 2.3.1, et relativement à l’interprétation de l’article premier, le passage suivant démontre bien l’importance d’une prise de position politique claire :

In July 2000, the United Nations advised against the use of the fungus on coca crops in Colombia. The U.N. position was important because it left the United States alone in backing the Fusarium project. The risk of unilateral use of a biological agent finally led the Clinton Administration to interrupt the plan, which could have been perceived by the rest of the world as a form of biological warfare. At the time, Colombia prohibited the use of the fungus in the war on drugs. The threat of the use of a biological agent also sparked a strong reaction from countries in the Andean-Amazon region, leading to a prohibition on the use of mycoherbicides in Ecuador and Peru and a joint resolution by the environmental ministries of the region’s countries expressing opposition to the use of Fusarium in their territories. [45]

Par ailleurs, la récente Convention sur l’interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l’emploi des armes chimiques et sur leur destruction [46] (Convention de Paris) va beaucoup plus loin que le Protocole de 1925, comme en fait foi l’Article 1 §1:

Chaque État partie à la présente Convention s’engage à ne jamais, en aucune circonstance :

a) Mettre au point, fabriquer, acquérir d’une autre manière, stocker ou conserver d’armes chimiques, ou transférer, directement ou indirectement, d’armes chimiques à qui que ce soit;
b) Employer d’armes chimiques;
c) Entreprendre de préparatifs militaires quels qu’ils soient en vue d’un emploi d’armes chimiques;
d) Aider, encourager ou inciter quiconque, de quelque manière que ce soit, à entreprendre quelque activité que ce soit qui est interdite à un Etat partie en vertu de la présente Convention.

Cet instrument est valable en temps de paix comme en temps de guerre. La distinction entre actes de violence sporadiques, guerre civile ou interétatique a donc peu d’importance.

Toutefois, il est difficile de déterminer si un herbicide constitue une arme. À titre de comparaison, en droit criminel canadien, n’importe quel objet peut constituer une arme s’il y a volonté de l’utiliser à cette fin. Or l’élément d’intentionnalité est absent du droit international de l’environnement. Heureusement, en ce qui concerne la Convention de Paris, une portion du préambule ne laisse subsister aucun doute quant à l’illégalité des herbicides :

Reconnaissant l’interdiction de l’emploi d’herbicides en tant que moyens de guerre, telle que la traduisent les accords pertinents et les principes du droit international en la matière;

Il est à noter que les États-Unis (avril 1997) et la Colombie (avril 2000) ont ratifié la Convention de Paris.

3.3.2 Protection générale, directe et indirecte

L’article 35 §3 du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux (Protocole I) constitue la forme la plus directe de protection de l’environnement (dans une perspective écocentrique de surcroît) :

3. Il est interdit d’utiliser des méthodes ou moyens de guerre qui sont conçus pour causer, ou dont on peut attendre qu’ils causeront, des dommages étendus, durables et graves à l’environnement naturel.

Par ailleurs, l’article 54 commence comme suit :

  1. Il est interdit d’utiliser contre les civils la famine comme méthode de guerre.
  2. Il est interdit d’attaquer, de détruire, d’enlever ou de mettre hors d’usage des biens indispensables à la survie de la population civile, tels que des denrées alimentaires et les zones agricoles qui les produisent, les récoltes, le bétail, les installations et réserves d’eau potable et les ouvrages d’irrigation, en vue d’en priver, à raison de leur valeur de subsistance, la population civile ou la Partie adverse, quel que soit le motif dont on s’inspire, que ce soit pour affamer des personnes civiles, provoquer leur déplacement ou pour toute autre raison.

La protection de l’environnement n’apparaît cette fois qu’indirectement et dans son sens anthropocentrique le plus strict; autrement dit, « les éléments de l’environnement doivent être protégés en raison de leur importance pour les humains, pour préserver leur qualité de vie, pour préserver leur existence même. » [47]

Toutefois, le conflit en cours en Colombie ne semble pas pouvoir être qualifié avec certitude de conflit international. C’est donc au Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux (Protocole II) qu’il faudra se référer. L’article 14, concernant la « Protection des biens indispensables à la survie de la population civile » reprend, en des termes quasiment identiques, l’article 54 du Protocole I.

3.3.3 ENMOD

La Convention sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles (ENMOD) [48] a été adoptée suite à la grande prise de conscience que fut la Conférence des Nations Unies sur l’environnement humain (Stockholm, 1972). On peut y voir aussi une réaction aux expériences réalisées par l’armée américaine au Viêt-Nam, telles que l’ensemencement de nuages afin de prolonger artificiellement la mousson, ou l’épandage aérien de défoliants très puissants comme l’agent orange. Toutefois, vu sa formulation très générale, ENMOD a donné lieu à des problèmes d’interprétation dès son adoption.

La portée de l’article 1 §1, stipule clairement qu’ENMOD ne couvre pas que les actes à des fins militaires, mais également les actes commis à toutes autres fins hostiles :

1. Chaque Etat partie à la présente Convention s’engage à ne pas utiliser à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles des techniques de modification de l’environnement ayant des effets étendus, durables ou graves, en tant que moyens de causer des destructions, des dommages ou des préjudices à tout autre État partie.

Il est à noter qu’une formulation presqu’identique (« dommages étendus, durables et graves ») se retrouve aux articles 35 §3 et 55 §1 du Protocole I relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux. Or cette question des effets a donné lieu à une grande polémique. C’est pourquoi l’Accord interprétatif relatif à l’article premier [49] précise que les termes « étendus, durables ou graves » seront interprétés comme suit :

a) Il faut entendre par « étendus » les effets qui s’étendent à une superficie de plusieurs centaines de kilomètres carrés;
b) « Durables » s’entend d’une période de plusieurs mois, ou environ une saison;
c) « Graves » signifie qui provoque une perturbation ou un dommage sérieux ou marqué pour la vie humaine, les ressources naturelles et économiques ou d’autres richesses.

En ce qui concerne la durée, la demi-vie du glyphosate, — soit la persistance de la molécule dans l’environnement jusqu’à ce qu’elle se décompose en au moins deux parties — peut durer de 2 à 174 jours. [50] Il est donc clair que la pollution des étangs et cours d’eau et la destruction accidentelle des cultures vivrières a des effets qui s’étendent au moins sur les quelques mois nécessaires à la regénération des plantes et des stocks de poissons d’eau douce. Ironiquement, c’est sur le cocaïer que les dommages semblent les moins durables, puisqu’il a été démontré que des plants taillés à la base immédiatement après les épandages aériens repoussent instantanément et très rapidement! [51] Une éradication manuelle, telle que pratiquée en Bolivie, est donc moins nocive et beaucoup plus efficace.

Quant à la gravité, une autre conséquence des épandages aériens est l’empoisonnement et la malnutrition du bétail, pouvant résulter en la perte de plusieurs têtes. Il ne fait nul doute que cela cause des dommages sérieux aux ressources économiques d’une population vivant a priori dans une situation de précarité. D’ailleurs, le nombre de réfugiés ayant dû abandonner leurs fermes suite à des pertes économiques répétées est effarant.

Malgré les grandes possibilités d’application que laisse entrevoir l’expression « toutes autres fins hostiles » dans le cadre d’un conflit non international, ni la Colombie, ni l’Équateur, ni le Pérou ne sont parties à ENMOD, ce qui en limite l’utilité dans la situation qui nous préoccupe. On pourrait toutefois l’invoquer contre les États-Unis, dans le cas où ce pays prendrait l’initiative d’effectuer les épandages aériens en violation de la souveraineté de la Colombie.

Par ailleurs, ENMOD n’a pas d’effets erga omnes, lorsque des dommages sont causés aux États neutres. [52] L’Équateur n’a donc aucun recours de ce côté. Cela peut paraître étrange, puisqu’il va de soi que les modifications à l’environnement se moquent des frontières. ENMOD apparaît donc comme un instrument désuet, par rapport à un outil plus récent, tel que la Convention sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction par exemple, qui prohibe ces armes de manière générale et absolue.


[43] Question des armes chimiques et bactériologiques (biologiques), Rés. AG 2603(XXIV), Doc. Off. AG NU, 24e sess., supp. no 30, Doc. NU A/7630 (1969), pp. 16-17, citée dans Kirchner, Andree, 2000. « Environmental Protection in Time of Armed Conflict », Eur. Envtl. L. Rev., 9, p. 267.
[44] Mollard-Bannelier, Karine, 2001. Op. cit., p. 214.
[45] Jelsma, Martin, 2004. Op. cit., p. 3.
[46] Convention sur l'interdiction de la mise au point, de la fabrication, du stockage et de l'emploi des armes chimiques et sur leur destruction, 3 septembre 1992, 1974 R.T.N.U. 45 (entrée en vigueur : 29 avril 1997).
[47] Mollard-Bannelier, Karine, 2001. Op. cit., p. 167.
[48] Convention sur l'interdiction d'utiliser des techniques de modification de l'environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles, 10 décembre 1976, 1108 R.T.N.U. 151 (entrée en vigueur : 5 octobre 1978).
[49] Rapport de la Conférence du Comité du désarmement, volume I, Doc. Off. AG, 31e sess., supp. n° 27, Doc. NU A/31/27 (1976) pp. 101-102. Les accords interprétatifs n’étaient pas incorporés dans le texte de la Convention, mais constituent la partie des résultats des négociations et ils ont été inclus dans le rapport transmis par la Conférence du Comité du désarmement à l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 1976.
[50] Cox, Caroline, 2004. « Glyphosate Factsheet », Journal of Pesticide Reform, 24, 4, p. 13. En ligne : Northwest Coalition for Alternatives to Pesticides, http://www.pesticide.org/glyphosate.pdf
[51] Isacson, Adam et I. Vaicius, 2001. « Plan Colombia’s “Ground Zero”, A Report from CIP’s trip to Putumayo, Colombia, March 9-12, 2001. », International Policy Report, avril 2001, p. 11. Washington, DC : Center for International Policy. En ligne : The Center for International Policy's Colombia Project, http://www.ciponline.org/colombia/0401putu.htm
[52] Mollard-Bannelier, Karine, 2001. Op. cit., p. 70.