La fin de la prohibition du cannabis doit bénéficier aux producteurs indépendants

Sativa californien Lamb's Bread – Photo: Dank Depot CC BY 2.0
Sativa californien Lamb's Bread – Photo: Dank Depot CC BY 2.0
Ferme aux environs de Willits, Californie – Photo: Ben Amstutz CC BY-NC-ND 2.0
Bière au chanvre du comté de Humboldt – Photo: SoulRider.222 CC BY-NC-ND 2.0

Le Bloc Pot vous offre pour la première fois la traduction d’un article publié dans un média alternatif, afin que vous puissiez plonger au cœur du débat sur la légalisation aux États-Unis. Il est important de veiller aux intérêts de tous, y compris des cultivateurs qui sont trop souvent les « méchants de service » des médias prohibitionnistes. Voilà pourquoi le Bloc Pot utilise toujours le terme « amateurs de cannabis », sans distinction entre les consommateurs, producteurs ou revendeurs.


Pourquoi de nombreux cultivateurs illégaux craignent-ils la légalisation du cannabis?

Par Doug Fine

Nous étions à la banque alimentaire de Willits, en Californie. Un cultivateur de cannabis de 31 ans, que nous appellerons Mark, effectuait les travaux communautaires dont il avait écopé pour avoir fait pousser la plante la plus rentable des États-Unis. Je l'ai observé pendant quelques minutes, alors qu'il remplissait des sacs de pommes, de fromage et de gâteau éponge pour une mère de famille du comté de Mendocino, puis je lui ai demandé son avis sur la fin imminente de la prohibition fédérale du cannabis : « Ce sera la fin des producteurs indépendants », a-t-il répondu. « Les gens achèteront des paquets de joints fabriqués par Coors ou Marlboro. »

Pourquoi Mark, comme tant d’autres cultivateurs de cannabis au noir, craint-il l’acceptation sociale de son industrie ? Pourquoi les électeurs des comtés de Mendocino et de Humboldt, faisant partie du Triangle d’Émeraude de culture du cannabis, ont-ils rejeté la Proposition 19 par des marges de 6 et de 8 pour cent en 2010 ?

La réponse se trouve dans une présomption largement répandue chez les cultivateurs, à savoir que le prix du cannabis chutera lorsque l’économie prohibitionniste s’effondrera. Si vous vivez de la terre depuis trois générations sans payer d’impôts, sans comptabiliser la paie, sans respecter le code du bâtiment ni même avoir rencontré un seul client (le Triangle d’Émeraude possède une caste d’intermédiaires achetant le cannabis en gros, ce qui évite aux cultivateurs de quitter leur terre), la perspective d’intégrer l’économie légale et d’affronter la bureaucratie est absolument terrifiante.


Ferme aux environs de Willits, Californie – Photo: Ben Amstutz CC BY-NC-ND 2.0

Comme plusieurs autres propriétaires de petites entreprises, certains cultivateurs de cannabis sont réfractaires au changement et propagent des histoires d’horreur aussi facilement qu’ils distribuent leurs cartes d’affaires. « Regardez ce qui s’est passé avec le tabac », s’est exclamé Mark, « ils ont créé une bureaucratie si complexe que seules les exploitations à grande échelle, appartenant aux grandes corporations, peuvent cultiver cette plante de manière rentable. »

Nous devons malheureusement lui donner raison sur ce point : la section 40 du titre 27 de l’Alcohol and Tobacco Tax and Trade Bureau (TTB) compte 534 sous-sections. Il vous faudrait un avocat spécialisé pour comprendre ce règlement sans avoir la migraine. Le système favorise les grands producteurs, et d’ailleurs, l’industrie du tabac garde un œil attentif sur les lois régissant les drogues au niveau fédéral. La radio NPR rapporte que Phillip Morris a déposé la marque Marley en 1983, au plus fort de la campagne antidrogue Just Say No, bien qu’il n’en subsiste aucune trace dans le site du Bureau américain des marques de commerce, et que la compagnie refuse catégoriquement d’aborder ce sujet. Par ailleurs, Dan Mitchell a écrit dans le magazine Fortune que Brown & Williamson s’était fait recommander une « gamme de produits alternatifs » à base de marijuana, dans un rapport interne des années 1970.

Peu importe la stratégie adoptée par l’industrie du tabac, les dés sont pipés en faveur de la production de masse. C’est la raison pour laquelle l’Emerald Growers Association (EGA), une association de cultivateurs du nord de la Californie, préconise le modèle des microbrasseries. Dans un monde dominé par Coors, ces cultivateurs veulent offrir l’équivalent de la bière Fat Tire. « Nous n’avons pas peur d’offrir une alternative à la bière et aux cigarettes à bon marché », affirme Tomas Balogh, membre du conseil d’administration de l’EGA. « Il faut savoir que le marché de la bière artisanale valait 8 milliards de dollars, aux États-Unis, en 2012. »

Alors, faut-il parier sur un modèle d’affaires corporatif ou artisanal? Lorsqu’on lui demande lequel émergera dans les prochaines années, Balogh répond : « Les deux. »

En effet, les grandes corporations ne manqueront pas de vouloir leur part d’un lucratif marché de 35 milliards de dollars par an – plus important que ceux du maïs et du blé réunis ! De plus, la fin de la prohibition fera vraisemblablement baisser les prix de gros. Or, Tomas Balogh tient à envoyer un message rassurant aux cultivateurs anxieux : « Vos craintes à propos de l’éthique des corporations sont fondées, mais il y aura tout de même un marché de niche lucratif et en pleine expansion pour le cannabis biologique de haute qualité, tel que vous le faites pousser dans le Triangle d’Émeraude ».

Le cultivateur produisant des fleurs de cannabis rapidement, à l’aide de pesticides et d’installations intérieures, sera plus susceptible de perdre son marché au profit de géants comme Coors, puisque son produit est déjà similaire à celui que produirait Coors. En revanche, la personne qui achète son brocoli bio à la coopérative va probablement exiger du chanvre bio au petit déjeuner. Si l’expertise acquise par ceux que Michael Pollan appelle « les meilleurs agriculteurs de ma génération » est orientée vers la haute qualité du produit et ses usages thérapeutiques, leur terroir gagnera en notoriété. Cette notoriété sera celle d’une marque de commerce ou d’une appellation contrôlée.

« Nous continuerons d’avoir un impact positif sur l’économie locale », m’a confié un Tomas Balogh optimiste, lorsque je l’ai visité sur sa ferme en 2011.

En effet, plusieurs réunions de producteurs auxquelles j’ai assisté ont abordé la question de la diversification économique. Au-delà de la valeur déjà considérable de la fleur psychoactive, les opportunités de croissance sont nombreuses. Pour ne donner qu’un exemple, le village de Feldheim, en Allemagne, est devenu totalement indépendant sur le plan énergétique grâce à une usine de biogaz utilisant la paille des fermes environnantes.

Lorsque l’économie légale du cannabis prendra sa vitesse de croisière, les cultivateurs auront tout le loisir d’utiliser les nouvelles techniques de gazéification pour revaloriser leurs déchets organiques. Mais comment pourront-ils financer de tels projets ? Il se peut que ce soit à l’aide du microcrédit destiné aux fermes locales. Au Colorado, le microcrédit fait partie des mesures préconisées par l’éleveur Michael Bowman, parrain d’un projet de loi visant à « recoloniser les terres au 21e siècle ». L’on peut envisager une forme de modulation de ces prêts en fonction de la superficie des exploitations. Les fermes de cannabis récréatif et thérapeutique doivent demeurer modestes, puisque chaque plant requiert une attention particulière; or la culture du chanvre industriel à grande échelle, au Dakota du Nord ou au Kentucky, nécessitera des prêts plus substantiels.

La plupart de ces projets demeurent encore embryonnaires. En effet, le cannabis n’est pas légal partout, ce qui complique les demandes de financement auprès des banques à charte fédérale. Mais les discussions se poursuivent. Dans le Triangle d’Émeraude, l’on envisage de réduire les coûts de production à l’aide d’installations centralisées servant à la taille des fleurs, à l’entreposage et au contrôle de la qualité. De tels centres de production permettraient de créer des emplois et d’attirer les touristes (qui logeront assurément dans un « bud and breakfast »). Presque tous les membres de l’EGA à qui j’ai parlé souhaitent que les comtés de Mendocino et de Humboldt deviennent la « Vallée de la Napa du cannabis ». (Prenez note que l’industrie viticole a permis à la Vallée de la Napa d’engranger des revenus de 13 milliards de dollars en 2011.)


Bière au chanvre du comté de Humboldt – Photo: SoulRider.222 CC BY-NC-ND 2.0

Bref, préparez-vous à voir émerger une panoplie de services dérivés, allant des tournées de dégustation sur des airs de musique reggae aux massages à l’huile essentielle de chanvre. Le phénomène ne sera pas limité à la Californie, puisque le Colorado et Washington, qui ont déjà légalisé l’usage du cannabis chez les adultes, s’efforcent aussi de développer leur offre touristique. (Entre autres avantages, leurs visiteurs ne risqueront pas de se faire arrêter, et les entreprises n’auront pas besoin d’assurance contre les rafles policières.) Les autres poids lourds du cannabis, comme Hawaii et le Kentucky, vont certainement emboîter le pas avant la fin de la décennie.

Si vous pensez que l’industrie touristique traditionnelle ignore cette tendance, détrompez-vous. Voici ce qu’a répondu, sourire en coin, la porte-parole de l’association Colorado Ski Country USA lorsque des journalistes lui ont demandé si les vaporisateurs seraient autorisés dans les hôtels d’Aspen et de Vail : « Beaucoup de choses restent à voir. En fait, nous attendons que la fumée se dissipe. »

Cela dit, les industries du tabac et de l’alcool ne sont pas les seules menaces qui planent sur les petits producteurs de cannabis. Je m’en suis rendu compte lorsque le vice-président d’une nouvelle firme de biotechnologies m’a demandé si les cannabinoïdes comme le CBD pouvaient être synthétisés à des fins d’ingestion orale. (Le cannabidiol, ou CBD, est une composante non psychoactive du cannabis, dont les propriétés médicales, analgésiques et antispasmodiques sont reconnues par de nombreuses études scientifiques.)

Sachant que les solutions préconisées par l’industrie pharmaceutique doivent absolument être lucratives, j’ai mis en garde mon interlocuteur : « Des vies sont en jeu, n’hésite pas [à te lancer dans le cannabis thérapeutique]. Mais rappelle-toi que les recherches sur les interactions entre 90 cannabinoïdes sont encore à leurs débuts ». Son visage s’est soudainement assombri. Il devait se demander comment monter un dossier conforme aux exigences de la SEC et de la FDA. Puis j’ai ajouté : « On ne devrait jamais interdire à un patient d’accéder au cannabis sous forme naturelle, si tel est son choix. »

En tout cas, les gens qui croient que la santé se résume à gober des petites pilules sont très susceptibles d’être séduits par les fabricants de concentrés synthétiques de cannabis. Mais demandez à une herboriste chinoise, dont la pratique remonte à plus de 3000 ans, si la concentration d’un seul élément du cannabis sera efficace et elle vous rira au nez.

Lorsque j’ai rencontré Mark pour la première fois, à la banque alimentaire de Willits, l’idée que des producteurs puissent se regrouper et obtenir une certification lui paraissait tout à fait ridicule. Mais lorsque je l’ai recroisé quelques mois plus tard, il m’a demandé les coordonnées de l’EGA.

Son comportement est typique de ce que j’ai observé dans le Triangle d’Émeraude ces derniers temps. La résistance au changement des producteurs illégaux est en train de faiblir. Il y a des signes qui ne trompent pas : une centaine de cultivateurs de cannabis de longue date ont récemment chanté « Bon anniversaire » à un policier sympathique à leur cause. Ce policier administrait un programme du comté de Mendocino visant à accréditer les producteurs de cannabis écoresponsables (un programme dont le franc succès a été temporairement interrompu à la suite de rafles policières fédérales).

Les premières années qui suivront la fin de la prohibition fédérale du cannabis seront à la fois les meilleures et les pires pour les producteurs indépendants. En 1933, les bootleggers ont cédé leur place à des brasseurs légaux. Dans la même veine, il reviendra aux 100 millions de consommateurs de cannabis américains de décider qui les approvisionnera une fois que le crime organisé sera hors-jeu. Les cultivateurs du Triangle d’Émeraude espèrent que vous choisirez du cannabis écoresponsable, de qualité uniforme et produit localement sur une ferme indépendante.


À propos de l'auteur

Doug Fine est l’auteur de Too High to Fail: Cannabis and the New Green Economic Revolution et de Hemp Bound: Dispatches from the Front Lines of the Next Agricultural Revolution. Sa chronique hebdomadaire dans AlterNet couvre l’actualité du chanvre à l’échelle mondiale. Vous pouvez le suivre sur Twitter et visiter son site à l’adresse dougfine.com.