Une plante magique pour initiés

Le Devoir, le vendredi 14 juin 1996
Blanchette, Josée

Par Toutatis! Il existe, cachée en nos terres du Québec, une plante magique dont nos druides ont oublié le secret; une plante aux propriétés si diverses qu'elle rend unanimes des générations d'initiés. Et savez-vous quoi? Plus grand monde n'en parle.

La plante, originaire d'Asie, peut atteindre une quinzaine de pieds en trois mois et pousse à l'état sauvage comme l'herbe à poux et la bêtise humaine. On en tire des vêtements, de la corde, du papier, des matériaux de construction, de la peinture et du vernis, du combustible, de l'huile à lampe, de la nourriture pour les oiseaux et pour les humains, des médicaments et des plaisirs psychotropes. Elle est mieux connue sous le nom de chanvre, marijuana, pot, cannabis, hemp ou ganja.

Le chanvre semble être la plante qui sauvera le Québec de la dèche économique s'il faut en croire Larry Duprey. Le propriétaire de la boutique Chanvre en Ville, un sympathique barbu frisant la cinquantaine, milite en faveur de la légalisation du cannabis sativa L. sous une forme strictement commerciale. Selon lui, les qualités du chanvre sont méconnues et la distinction entre le produit «récréatif» et commercial est essentielle. «On se prive d'une plante au potentiel extraordinaire à cause de ses fleurs et des mensonges qui ont été répandus à son sujet», dit-il en grignotant des graines de chanvre grillées. «Il n'y a pas une seule plante capable de produire autant depuis que l'homme est sorti de la jungle.» Larry est un véritable écolo ambulant et porte un t-shirt en coton et chanvre, une casquette de chanvre, une veste de chanvre, des jeans de chanvre et des souliers Adidas (collection HEMP) fabriqués eux aussi à partir du chanvre. Larry ne semble pas fumer ses bas pour autant, mais il se parfume à l'huile essentielle de cannabis. Je suis certaine qu'il a un autocollant du genre Why drink and drive when you can smoke and fly? sur son pare-choc d'auto.

Les Chinois l'utilisent dans leur alimentation depuis des milliers d'années car la graine de chanvre vient en deuxième place après le soja en terme d'apports protéiniques. Le tissage du chanvre existe depuis 10 000 ans et le mot canevas en découle directement. Le cannabis était également la médecine naturelle la plus ancienne et la plus prescrite avant le XXe siècle. La reine Victoria elle-même l'employait pour remédier à son syndrome prémenstruel. La famille royale a toujours été pleine de surprises.

Jusqu'à la fin du XIXe siècle, de 75 % à 90 % du papier produit dans le monde était fait à partir de chanvre et 80 % des tissus aussi. Une chemise de coton coûtait de 100 $ à 200 $ en 1776 alors qu'une chemise tissée avec du chanvre coûtait de 50 sous à un dollar. «C'est la première plante que Louis Hébert aurait plantée en arrivant au Canada en 1607, raconte Larry. On cultivait les tiges et on jetait les fleurs. Personne n'a rapporté que les fermiers devenaient fous en faisant pousser du chanvre», poursuit l'homme qui voulait planter du pot. En fait, non seulement on cultivait le chanvre à des fins commerciales en Amérique du nord, mais un fermier pouvait payer ses taxes avec du chanvre, ceci dans le but d'encourager la récolte. Dans l'État de Virginie, entre 1763 et 1767, un agriculteur pouvait même aller moisir en prison s'il n'en cultivait pas. Comme les temps changent.

La semaine dernière on proposait au parlement une modification au projet de loi C-8 (sur l'usage du cannabis) qui permettrait le commerce de la tige en plus de celui des graines stérilisées déjà vendues pour nourrir les oiseaux. Pour comprendre la polémique qui entoure la culture du chanvre, il faut comprendre son anatomie: la plante comporte une tige dont on tire les fibres pouvant servir à la fabrication du tissu ou du papier, des graines (dont on tire l'huile et des aliments) et des fleurs. Ce sont les fleurs de cannabis, aussi appelées marijuana, qui contiennent le plus grand pourcentage de THC, la substance hallucinogène qui fait «triper» régulièrement entre un million et demi et trois millions de Canadiens. Ce sont les fleurs ainsi que ses dérivés (haschish et résine) qui sont revendues sous forme de drogues douces et dont la simple possession est encore illégale au Canada. On accorde des permis pour la culture du chanvre industriel, mais, à part la police et les instituts de recherche scientifiques, personne n'ose s'en prévaloir. «Le chanvre coûte cher en Amérique du nord parce qu'il est importé. Les fermiers canadiens ne veulent pas investir dans une plante qui fait l'objet d'une controverse aussi énorme, prétend Larry. Ils ont peur d'avoir la police sur le dos.»

Larry Duprey ne vend que les produits dérivés du chanvre dans sa boutique: des sous-vêtements aux bottes de montagne en passant par les shampooings, les barres de chocolat énergétiques, le papier, les sandales de corde, les bas et les salopettes d'enfants. Un mur du petit magasin est consacré aux ouvrages qui traitent de la marijuana sous toutes ses formes, du manifeste politique au livre de recettes. «Le Québec est l'un des meilleurs endroits pour faire pousser le chanvre le plus fin au monde, explique Larry. En plus, c'est une culture qui éloigne la plupart des prédateurs, donc on n'utilise pas de pesticides. Nos ancêtres semaient le cannabis comme herbicide dans les plantations de blé.»

À l'heure actuelle, plusieurs pays européens tels que la France, l'Angleterre, la Suisse, l'Italie, l'Espagne, la Hongrie, la Pologne, font pousser du chanvre industriel à faible teneur en THC. À partir de ce chanvre, la France fabrique du papier à cigarettes et du papier Bible qui ne jaunit pas. Mais ce n'est pas demain la veille qu'on pourra rouler un joint avec une page de notre Nouveau Testament 100 % québécois pour le fumer. Et encore moins avouer qu'on l'a respiré...

Acheté: deux livres où il est abondamment question de marijuana: From Chocolate to Morphine (everything you need to know about mind-altering drugs) et The emperor wears no clothes de Jack Herer, un livre intéressant où il est abondamment question de la triste histoire du chanvre, des enjeux économiques qui ont précipité son déclin, de la paranoïa américaine et des lois qui nous gouvernent. Les deux livres sont disponibles chez Chanvre en ville/Hemp Club au 3418 A, avenue du Parc (tél.: 845-4993).

Palpé: de très jolies vestes de chanvre à la boutique C.A.L.I.C.O. (4367 rue Saint-Denis). La collection Strawberry Fields vous permet de découvrir un tissu qui possède jusqu'à quatre fois la durabilité du coton et s'apparente au lin et à la soie brute en terme de douceur et de souplesse.

Appris: que les producteurs de l'émission Chambre en ville poursuivent la boutique Chanvre en ville pour la déformation du titre de leur émission. S'il fallait que les héritiers de Sartre poursuivent Julie Snyder, on serait pas sortis de l'enfer.

Refusé: de dévoiler mon numéro d'assurance sociale à l'employé d'Hydro-Québec à qui je donnais ma nouvelle adresse. Le bonhomme a tellement insisté que je lui ai conseillé de respirer du cannabis par le nez. Z'avez pas fini d'écoeurer le peuple et de faire peur au monde? Vive la privatisation.

Rebroussé: chemin devant l'épais nuage de fumée au restaurant La planète oeuf (2734 Masson). J'aime beaucoup mon bacon fumé au petit déjeuner mais le tabac tue davantage de poumons que le cannabis. Je repasserai quand il y aura une section non-fumeur ou que la drogue sera légalisée.